« Maison de mots » est une expression non homologuée et à contour imprécis (vous voilà prévenus !). Elle désigne l’univers verbal/conceptuel propre à un groupe humain, un style qui marque l’appartenance à un collectif et facilite la communication intérieure autour de repères communs. Une maison de mots rend un groupe détectable de l’extérieur, parfois de la manière désirée par celui-ci (qui est heureux que le message passe), parfois à l’inverse le faisant percevoir comme peuplé d’émetteurs d’un discours stéréotypé. Pour partie, la maison de mots est une musique, un liant, quelque chose qui unit l’intérieur et le distingue de l’extérieur, comme pourrait le faire un accent ou un style vestimentaire. Pour partie, elle relève de l’interprétation du monde de ses usagers ; elle rend certains sujets saillants, comme des points brillants dans la nuit auxquels on prête beaucoup plus d’attention qu’au reste du réel.
Prenons un exemple, qui ne fonctionnera que pour les lecteurs qui sont familiers du mouvement de libération animale. Voici des suites composées de peu de mots chacune :
Bien que chaque suite ne contienne que trois expressions, les connaisseurs auront trouvé à quelle région du mouvement animaliste rattacher chaque ensemble de termes, et sauront trouver d’autres termes appartenant à la même famille. Ils auront sans doute même visualisé des personnes associées à ce vocabulaire. On ne peut pas dire de tous les éléments cités qu’ils relèvent uniquement d’un style, ou d’une manière de s’exprimer. Il y a un contenu, parfois précis, parfois moins. Sans vouloir nier aux maisons de mots une épaisseur signifiante, il est excessif de n’y voir que des concepts. C’est aussi une manière de se créer un chez-soi, et un entre soi, tout en se sentant plus forts pour coloniser l’extérieur.
Le rapport entre une maison de mots et la manière dont les membres d’un groupe se représentent le monde et agissent sur lui se situe dans un entre-deux. Le style et les notions employés ont une influence sur la pratique. Mais elle peut être forte ou plus faible selon les groupes et les personnes. Il serait caricatural de décrire tous les membres d’une mouvance comme des zombies si totalement séduits par leurs repères verbaux qu’ils en surestimeraient systématiquement la portée, seraient toujours incapables d’avoir un recul critique par rapport à eux, ou deviendraient totalement sourds à ce qui se dit dans les maisons de mots voisines ou concurrentes. Cela peut arriver, mais ce n’est pas systématique.
Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser à la maison de mots des altruistes efficaces (AEs). Plus exactement à quelques-unes seulement des pièces qui la composent. Car leur maison est vaste : certaines notions n’apparaîtront que dans des chapitres ultérieurs.
De façon générale, le style des AEs est très neutre et explicatif. Un style de rapporteur ou d’expert. Parmi les éléments qui donnent cette coloration, on retiendra les emprunts au vocabulaire économique et le goût pour ce qui évoque la statistique ou la modélisation. On évoquera aussi une pièce maîtresse de leur univers verbal : le triptyque « importance, résolubilité, négligence ». On retrouvera par ce chemin les ratios coût-efficacité.
Les textes des AEs sont riches en notions empruntées aux économistes : utilité marginale, coût marginal, coût d’opportunité, avantages comparatifs, rendements décroissants, externalités... avec les « maximisations » et « optimisations » associées. Ces notions ne sont guère présentes dans des applications où il s’agirait de chiffrer ces grandeurs, pour préconiser des actions précises sur un programme concret. Elles apparaissent surtout dans des textes généralistes, où il s’agit de mettre en avant des principes sur la bonne façon de prendre des décisions. Elles servent à corser le discours sur la rationalité qui doit présider aux choix altruistes. Nombre de ces emprunts viennent du compartiment de la pensée économique où l’on rencontre l’homo œconomicus. On y décrit un monde théorique peuplé d’agents rationnels, en particulier le consommateur maximisant son utilité et l’entreprise maximisant son profit, chacun faisant de son mieux pour atteindre ses buts sous les contraintes que lui impose son environnement. En combinant de tels acteurs, les économistes construisent des théories des marchés. On peut y introduire d’autres agents tels que l’État ou le contribuable. Cette partie de la science économique se prête à des modèles hautement formalisés. Certains sont somptueux pour ce qui est de la performance intellectuelle de leurs auteurs. En tirer des applications concrètes demande cependant de passer en mode bricolage approximatif, car il faut introduire quantité d’hypothèses sur des valeurs inconnues, ou remplacer les variables pertinentes par des proxys.
On trouve aussi beaucoup d’éléments dans les travaux des AEs qui relèvent de la statistique. Souvent, il s’agit d’études appliquées où l’on a besoin de faire intervenir des chiffres, des lois de probabilités… pour des estimations d’impact, ou des estimations du caractère significatif ou pas de corrélations, etc. Ce sont des méthodes employées dans de nombreuses disciplines et secteurs d’activité. Tout au plus la fréquence du recours à ces outils chez les AEs, et l’ardeur à faire savoir qu’ils y ont recouru, dénote-t-elle une inclination à leur donner une place de choix comme garantie de scientificité. Pour ce qui est de la qualité des travaux produits avec ces méthodes, par les AEs ou par d’autres, on ne saurait rien en dire de général. Il faut regarder au cas par cas quelle est la fiabilité des données qui ont servi d’intrants et quelle est la crédibilité du modèle ou des hypothèses utilisés pour les combiner1.
Quelquefois, l’invocation de notions statistiques semble assez surfaite. Par exemple, le détour par la notion de distribution à longue traîne pour expliquer qu’il est important de bien choisir les programmes d’action altruiste2. L’idée est que la différence de résultats est énorme entre les meilleures actions et les actions juste dans la moyenne. En fait, on ne voit pas trop à quoi sert d’ajouter la référence à une certaine distribution statistique, sinon comme signal qu’on est entre connaisseurs… pour ceux qui connaissent. En effet :
La surabondance des références aux essais contrôlés randomisés (ECR) est un autre aspect de la maison de mots des AEs3. Les ECR sont typiquement une technique utilisée pour des essais cliniques, avec un échantillon de patients traités avec un produit dont on veut évaluer l’efficacité, et un autre échantillon à qui on administre un placebo. Cette méthode, ou un proche équivalent, peut être employée dans d’autres domaines, pour tester les effets d’une action très précise, en comparant une population qui en a été destinataire, à une autre population, semblable, qui n’a pas été affectée (ou en comparant à la situation de la même population avant l’action étudiée). On pourra, par exemple, chercher à tester ainsi l’impact d’un message publicitaire. Les ECR conviennent bien aux types de programmes encouragés par GiveWell (et en même temps les circonscrivent, car nombre de politiques de développement ne se prêtent pas aux ECR). Mais alors que l’altruisme efficace (AE) naissant était positionné sur le seul thème de la pauvreté dans le tiers-monde, il a depuis élargi ses thématiques à des domaines où les ECR sont inapplicables, ou ne peuvent éclairer que des aspects mineurs de l’action à mener. Ils ne servent à peu près à rien, par exemple, sur le thème désormais phare des menaces et opportunités concernant le futur lointain.
Les AEs ne sont certainement pas idiots au point de croire que les ECR sont un outil à tout faire en matière de décisions altruistes. Reste que la référence aux ECR surgit avec une fréquence anormalement élevée dans les conversations entre AEs, et qu’elle occupe beaucoup de place dans les textes de promotion de l’AE. C’est trop par rapport à l’étendue de leur domaine d’application. Dès lors, il y a lieu de penser qu’ils sont une pièce de la maison de mots du mouvement. Leur invocation à l’excès semble jouer le rôle de réassurance en interne, et d’affichage pour l’extérieur : une sorte de signal destiné à signifier que l’AE serait le mouvement qui fait de la philanthropie une science expérimentale. Il est possible que ce trait soit amené à régresser au fil du temps, tant en réaction aux critiques externes que du fait de la réflexion menée en interne. Il est notable à cet égard que GiveWeIl ait annoncé dans une note de blog datée du 7 février 2019 son intention de faire évoluer sa politique à l’avenir : l’idée est de ne plus se limiter comme par le passé à des associations ou programmes se prêtant à de solides évaluations chiffrées d’impact sur la base de tests de type ECR ou apparenté ; le jugement et la connaissance générale des problèmes des membres de l’équipe pèseront davantage dans l’élaboration des recommandations formulées par l’association à l’attention des donateurs ; cela permettra par exemple d’inclure des initiatives destinées à tenter d’infléchir la politique d’un gouvernement sur une question particulière concernant la santé ou l’éducation4.
Le cadre nommé en anglais « importance (ou : scale), tractability, neglectedness » est devenu une composante très populaire des présentations de l’AE. Cela ne signifie pas que dans le mouvement personne n’ait conscience de ses limites, imprécisions, ou risques d’application défaillante. Au contraire, il n’est pas difficile de trouver des discussions de ces points. Il n’en reste pas moins un repère important, à la fois pour les réflexions menées à l’intérieur du mouvement, et comme signal pour l’extérieur qu’un texte provient de l’AE. Le triptyque IRN (en français : importance, résolubilité, négligence) est un guide pour détecter les causes, ou domaines, vers lesquels il vaut la peine de diriger son action altruiste. Avant de s’attaquer à un problème, il convient de se poser trois questions.
Quelle est l’importance du problème ? (Critère I) c’est-à-dire : « À quel point le monde serait-il meilleur si on parvenait à le résoudre ? ». Toute choses égales par ailleurs (c’est-à-dire à résolubilité et négligence égales), un problème grave affectant beaucoup d’individus, doit avoir la priorité sur un problème mineur touchant peu d’individus.
Dans quelle mesure peut-on espérer apporter une solution ? (Critère R) Toutes choses égales par ailleurs (c’est à dire à importance et négligence égales), mieux vaut investir sur un domaine où on sait comment s’y prendre pour améliorer la situation, et où on a des chances d’y parvenir.
À quel point ce domaine est-il négligé ? (Critère N). Toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire à importance et résolubilité égales), mieux vaut diriger ses ressources altruistes vers un domaine qui fait l’objet de peu d’attention chez d’autres acteurs. Ou, dit en sens inverse : mieux vaut se détourner des problèmes déjà abondamment pris en charge par d’autres que soi.
Une cause est d’autant plus intéressante à choisir qu’elle présente des indices I, R, et N élevés. On comprend facilement l’idée générale. On voit aussi que ce n’est pas à proprement parler une technique dont l’application permettrait de produire mécaniquement la bonne réponse à la question « Quel domaine d’activité altruiste dois-je choisir ? ». I, R et N ne sont pas des indicateurs que l’on sait chiffrer et rendre additionnables pour obtenir un score global de qualité associé à chaque cause. De plus, il arrive souvent que notre appréciation de l’intérêt d’une cause n’aille pas dans le même sens suivant les trois critères. Un problème x peut par exemple nous sembler très important et négligé, mais nous doutons qu’on puisse le résoudre, ou craignons de ne pouvoir contribuer que peu à le faire (I et N élevés, R faible). Pour un autre problème y, ce peut être N et S qui nous semblent élevés, et I plutôt faible. Il ne s’en déduit rien d’évident sur la préférence à accorder à la cause x ou à la cause y. C’est seulement lorsqu’une cause nous paraît mieux placée qu’une autre sur les 3 critères à la fois qu’opter pour la première semble clairement préférable.
Outre le cadre IRN, une expression est très populaire chez les AEs quand il s’agit d’évoquer la manière de déterminer la direction à donner à l’action : « Il faut cueillir en premier les fruits des branches basses », disent-ils. Plutôt que de développer le sens de l’analogie fruitière, nous allons nous tourner vers une analogie minière qui fait exactement le même office. On la trouve dans un texte qui a été repris dans l’Effective Altruism Handbook, 2nd Edition du Centre for Effective Altruism.
Owen Cotton-Barrat5 (2016) explique la démarche de l’altruisme efficace en faisant une analogie avec l’extraction d’or. C’est une manière astucieuse de retrouver nombre de termes empruntés à l’économie ou à la statistique (nous n’en citerons ici que quelques-uns), de retomber sur le triptyque IRN, et de faire la jonction avec les calculs de rendement rapporté au coût.
L’or n’est pas réparti à peu près également à la surface de la terre. Par conséquent, la différence d’or récolté est énorme entre quelqu’un qui cherche à en extraire n’importe où, et quelqu’un qui va sur les gros gisements, lesquels sont à de très rares endroits. (Cotton-Barrat, qui est mathématicien de formation, passe par l’intermédiaire des distributions à longue traîne pour expliquer cela.) Dans la métaphore de la recherche d’or, le gros gisement représente la cause qui a un bon score sur le critère I (importance). Cependant, les caractères physiques du gisement peuvent faire qu’il est facile ou difficile à exploiter. C’est le critère R (résolubilité).
Quand vous êtes le premier à découvrir un gros gisement, il y a des chances qu’au début, vous puissiez récolter de grandes quantités d’or avec peu de moyens. Puis, une fois extrait l’or le plus facile d’accès, vous devrez utiliser du matériel plus coûteux pour atteindre l’or restant. Vous extrayez moins d’or par euro investi, vous êtes entré dans la zone des coûts croissants ou des rendements décroissants (langage familier aux économistes), ce qui est la même chose vue sous deux angles différents. On arrivera d’autant plus vite dans la région des rendements décroissants qu’il y a une foule de chercheurs d’or qui affluent pour exploiter le même gisement que vous. C’est le critère N (vu à l’envers) : quand un gisement n’est pas négligé, mais au contraire surexploité, il y a des chances qu’il ne soit pas très rentable d’extraire de l’or à cet endroit-là.
Les AEs sont de grands usagers des ratios coûts-efficacité, de même que du mot « investissement » appliqué aux dépenses altruistes. Dans l’analogie de l’or, les coûts sont les dépenses engagées pour le matériel et la main d’œuvre qui extraient l’or (auxquels on devrait ajouter les coûts de prospection) et le rendement est la valeur de la quantité d’or collectée. Le schéma IRN n’est en fait qu’une façon de mettre en lumière des facteurs qui peuvent affecter le niveau des coûts et celui des rendements. La véritable notion-clé, c’est le rendement rapporté au coût : il s’agit de comparer les ratios rendement/coût des investissements altruistes afin de maximiser la rentabilité (l’efficacité) de la philanthropie. Le socle verbal en la matière est celui qui était déjà présent dans la philanthropie contemporaine avant l’émergence de l’AE. Cependant, l’étendue que les AEs voudraient, idéalement, donner à la comparaison des investissements caritatifs dépasse ce qui se pratique ailleurs. Mais il est préférable de poursuivre l’explication de ce point dans le chapitre suivant, car il conduit à exposer une caractéristique fondamentale de l’AE : c’est un mouvement utilitariste.