Depuis qu’il existe, l’altruisme efficace animalier (AEA) consacre l’essentiel de ses moyens aux animaux destinés à la consommation alimentaire humaine. Nous n’allons pas revenir sur l’ensemble du dossier, déjà évoqué dans des chapitres antérieurs, mais nous arrêter sur trois orientations de l’AEA qui n’existaient pas dans les premiers temps : la prise en compte de la pisciculture, l’appui au développement de substituts aux produits animaux, et la tentative d’influer sur l’évolution des pays émergents.
Les poissons, et autres animaux aquatiques, sont de très loin les plus nombreux à être consommés par les humains. Le mouvement animaliste les a pourtant longtemps laissés à l’arrière-plan. Ces dernières années, la situation a évolué. Il y a plus de travaux de recherche sur la vie mentale de ces animaux. Il y a davantage de vidéos, livres, articles, conférences, BD… évoquant leur sentience ou leur intelligence. Du côté militant, quelques manifestations leur sont spécifiquement dédiées ; des enquêtes portant sur telle forme de pêche, ou sur tel type d’élevage aquacole, sont réalisées par certaines associations. La question du manque de réglementations protégeant les animaux qui y sont soumis est soulevée. Même si on est très loin d’une attention équivalente à celle portée aux animaux terrestres, le mouvement visant à sortir les animaux aquatiques de l’ombre est amorcé.
L’AEA a commencé lui aussi à s’intéresser aux poissons d’élevage. Si l’évolution est récente, elle se manifeste dans plusieurs pôles du mouvement, attestant d’une réelle volonté d’investir le sujet.
En janvier 2018, Lewis Bollard publie un billet de blog intitulé « Poissons : les animaux d’élevage oubliés »1. Il s’y livre à un tour d’horizon informé des évolutions en cours (en particulier l’explosion de la pisciculture) et des aspects de cet élevage qui mériteraient d’être mieux documentés. C’est le signe d’un intérêt certain. Dès 2017 (et plus marginalement en 2016), Open Philanthropy Project (OPP) a accordé des financements à plusieurs organisations travaillant sur le bien-être des poissons.
Du côté d’ACE, c’est à partir de 2018 qu’on sent un intérêt plus marqué pour les problèmes liés à la pisciculture. Kieran Greig réalise une série d’entretiens avec des chercheurs et acteurs associatifs spécialistes des poissons, qui sont publiés sur le blog de l’association (Lyne Sneddon, Victoria Braithwaite, Phil Brooke de CIWF, Aaron Ross et Vicky Bond de The Humane League…). En novembre 2018, l’Albert Schweitzer Foundation, une organisation allemande, passe du grade de standout charity à celui de top charity. Elle accède au rang supérieur, explique ACE, parce que « c’est l’une des premières organisations qui commence à donner la priorité à l’action en direction des entreprises sur la question des poissons d’élevage ». En avril 2019, ACE publie un long document, dont le principal artisan est sans doute Kieran Greig, intitulé « Rapport sur le bien-être des poissons d’élevage »2. Il y est question des familles d’espèces élevées, de la répartition mondiale de la pisciculture, des indicateurs potentiels du bien-être des poissons et des insuffisances de la littérature portant sur ce sujet. Dans l’état (déficient) des connaissances disponibles, le rapport conclut que les interventions qui semblent les plus prometteuses seraient d’encourager une meilleure régulation du taux d’oxygène dans l’eau et le recours à des méthodes d’abattage qui évitent l’agonie lente. Concernant les saumons atlantiques d’élevage, il serait également bénéfique de s’opposer à la triploïdie.
De son côté, Charity Entrepreneurship désigne en mars 2019 la régulation correcte de la quantité d’oxygène dans l’eau comme l’une des deux revendications les plus prometteuses auxquelles devrait se consacrer la défense animale (l’autre étant la fortification de l’alimentation des poules et poulets)3.
Il paraît donc assuré que l’AEA va appuyer de façon croissante les programmes welfaristes en faveur des poissons d’élevage.
Qu’en est-il de la pêche ? Il semble qu’il n’y ait rien chez les altruistes efficaces animaliers (AEAs) en direction des animaux sauvages pêchés (sinon le vœu du pôle AEA-WAW de voir se développer des méthodes de capture moins brutales). Pourquoi rien ? Des raisons pragmatiques pourraient suffire à l’expliquer : l’accent est mis sur la pisciculture parce que c’est un secteur en très forte croissance, alors que les prises de pêche stagnent ; le chantier de la pisciculture est suffisamment difficile pour ne pas se disperser en se lançant sur la pêche en même temps. Mais il est probable qu’un autre facteur s’ajoute aux précédents : l’incertitude dans laquelle sont les AEAs dès qu’il s’agit d’animaux sauvages, notamment à propos de la question du signe (positif ou négatif ?) de leur solde hédonique. On en trouve la trace dans le rapport d’ACE quand on voit la façon dont est discutée la question de savoir s’il faudrait encourager des évolutions de la pisciculture qui réduiraient les débouchés de la pêche : accroître la part des végétaux dans l’alimentation des poissons d’élevage ; ou développer l’élevage d’espèces qui peuvent supporter une alimentation purement végétale, au détriment des espèces carnivores.
Des incertitudes semblent peser sur l’impact de tels changements sur les animaux sauvages. Par exemple, selon Delon et Purves (2017), la complexité des écosystèmes fait qu’il est très difficile de prévoir si une intervention réduit ou accroît la souffrance des animaux sauvages. Dans une conversation avec Matt Ball [dont on trouve un compte rendu sur le blog d’ACE], de One Step for Animals, celui-ci fait remarquer que « les poissons sauvages connaîtront une mort pénible, qu’ils soient ou non capturés par des humains ». Il n’est pas immédiatement clair que l’utilisation de poissons sauvages pour nourrir les poissons d’élevage produise une diminution du solde du bien-être pour les animaux sauvages. La question plus générale de savoir comment différentes interventions affectent le bien-être des poissons sauvages a été explorée un peu plus en détail par Ray (2018) et Tomasik (2015). Un point-clé à retenir de ces travaux est que l’impact net des interventions sur le bien-être des poissons sauvages est hautement incertain. Il ressort de ces analyses que la qualité de vie est un facteur crucial : si la qualité de vie des poissons sauvages est globalement positive, alors ce pourrait être un bien pour eux de réduire l’utilisation d’aliments issus de poissons pêchés. Si leur qualité de vie est globalement négative, alors l’impact net [positif ou négatif] semble plus incertain. (ACE, Farmed Fish Welfare Report, op. cit.)
Remarquons que le doute exprimé dans cet extrait est transposable à la pêche destinée à l’alimentation humaine. Le raisonnement exposé conduit alors à la conclusion qu’on ne sait pas si c’est un bien ou pas de chercher à réduire la consommation humaine d’animaux pêchés. Cette raison joue certainement dans l’absence d’investissement de l’AEA contre la pêche. Car le tryptique IRN (importance, résolubilité, négligence), cher aux altruistes efficace (AEs), ne suffit pas à comprendre pourquoi la pêche est délaissée. En effet, il n’est pas évident que la pêche se classe moins bien que la pisciculture sur les critères R et N. Il est par contre évident que la pêche devance la pisciculture sur le critère I : même si la pisciculture est en croissance, le nombre d’animaux pêchés (auxquels s’ajoutent les victimes collatérales de la pêche) est largement supérieur à celui des animaux élevés. Si les AEAs ne sont pas pressés d’intervenir sur la pêche, cela a sans doute un rapport avec ce qui se pense sur le versant RWAS du mouvement4.
L’AEA met énormément d’espoirs dans le développement de la vegan tech. Il est aussi mieux placé que d’autres compartiments du mouvement animaliste pour favoriser son essor. Si cette voie n’était pas présente à l’origine, les AEAs ont été parmi les premiers à parier sur son potentiel, et c’est aujourd’hui celle dont ils attendent le plus.
L’AEA a dès le départ inclus parmi ses objectifs la réduction de la consommation humaine de produits d’origine animale, du moins celle des produits issus de l’élevage intensif. Comme on l’a vu au chapitre 9, il a débuté son existence en diffusant des chiffres sur l’efficacité miraculeuse du tractage végane. Ces chiffres étaient fondés sur du vent, et ACE n’en fait plus état aujourd’hui. Cet épisode peu brillant a sans doute été un facteur du recul de l’importance accordée à la promotion du véganisme. Par ailleurs, les études menées aux États-Unis suggèrent une croissance probable mais extrêmement faible du nombre de végétariens5. Or, c’est quasiment le seul pays où existent des tentatives de dénombrement cherchant à éviter des biais méthodologiques grossiers.
Il y a eu ensuite chez les AEAs une vague d’intérêt pour le potentiel présenté par les consommateurs réduisant la part des produits animaux dans leur diète, sans y renoncer totalement. Au demeurant, c’est une démarche logique dans une optique comptable. On connaît le mot de Tobias Leenaert : deux semi-végétariens font aussi bien qu’un végétarien en termes d’animaux épargnés. Les cofondateurs du mouvement reductarien, Brian Kateman et Tyler Alterman, sont des AEs. William McAskill lui-même compte parmi les contributeurs du livre The Reducetarian Solution6. Cet intérêt pour les réductariens, flexitariens, et autres semi-végétariens persiste jusqu’à nos jours, mais la croyance des AEAs qu’il y ait beaucoup à attendre du choix des consommateurs de réduire réellement leur demande de produits animaux s’est sans doute émoussée. Alors qu’ils en étaient encore à l’étape où l’enthousiasme n’était pas retombé, Kathryn Asher a consacré une thèse à l’étude des habitudes alimentaires des Étasuniens, qui s’inscrit explicitement dans l’optique de l’altruisme efficace7. Sa recherche est largement consacrée au potentiel que constituent les réductariens, d’autant qu’elle trouve, sur la base du vaste échantillon étudié, qu’ils constituent déjà 33% des Étasuniens. Un sondage Ipsos commandé par le Sentience Institute à l’automne 2017, auprès de 1094 Étasuniens adultes semble confirmer la disposition de la population à évoluer dans ce sens : 53% des participants disent s’efforcer de réduire leur propre consommation de produits animaux, et 63% déclarent estimer que les gens devraient en consommer moins8. Cependant, d’autres données portent à déchanter. Asher bute sur une anomalie, qui la conduit à renoncer à tenter d’estimer combien d’animaux sont épargnés par les réductariens, alors que c’était l’un des objectifs de sa recherche : d’après les réponses apportées à son questionnaire, les réductariens consommeraient des quantités de chair animale supérieures à celles déclarées par les omnivores standard, bien que le nombre de repas comportant des animaux soient légèrement moindre dans leur cas. Il est très possible que les uns et les autres se remémorent mal tant les portions que la composition des repas. Mais les résultats conduisent tout de même à suspecter que l’écart entre les deux groupes est faible. Quant aux innombrables Étasuniens déclarant s’efforcer de réduire leur consommation de produits animaux, il faut croire qu’ils s’efforcent mollement. Aux États-Unis, après un déclin de 2007 à 2012, suivi d’une stabilisation, la consommation de viande par habitant est repartie à la hausse depuis 2015, pour atteindre un sommet historique en 2018. Tout au plus peut-on conclure des résultats de telles enquêtes d’opinion (dont il existe beaucoup de variantes similaires, en Europe également) qu’une fraction significative de la population a intégré qu’il serait « bien » de consommer moins de produits d’origine animale, pas forcément qu’elle le fait.
Il y a quelque temps déjà que les AEAs ont basculé vers l’idée que le levier le plus puissant du changement était d’ordre « institutionnel », ce qui dans leur vocabulaire désigne tout ce qui peut favoriser l’évolution de la consommation alimentaire « de l’extérieur », c’est-à-dire sans que le mouvement premier vienne d’une décision du consommateur à environnement inchangé. Est « institutionnel » ce qui accroît la disponibilité de produits obtenus sans utiliser d’animaux, ou de produits obtenus avec moins de souffrance animale, et qui au contraire rend inaccessibles des produits obtenus en causant des torts majeurs. Cela peut résulter de l’adoption de lois plus favorables aux animaux, ou d’une évolution de l’offre des entreprises et collectivités. Les perspectives ouvertes par la technologie végane s’inscrivent tout à fait dans ce cadre.
Des substituts innovants aux produits d’origine animale sont en train d’ouvrir un nouvel horizon. Idéalement, ces produits devraient présenter pour leurs usagers les mêmes propriétés que ceux qu’ils remplacent : même goût, même texture, prix égal ou inférieur, valeur nutritive équivalente (voire meilleure). La mise au point de ces substituts-similaires demande des investissements en recherche avant de pouvoir, en cas de succès, être mis sur le marché. Leur production et commercialisation à grande échelle supposent à nouveau de disposer de capitaux ; elles peuvent être grandement facilitées par des partenariats avec de grandes sociétés de la restauration, de la distribution ou de l’agroalimentaire.
Grâce à ces alternatives, les mangeurs pourraient cesser de nuire aux animaux sans avoir aucun effort à fournir pour changer leurs habitudes, d’où l’espoir de voir ces produits provoquer un recul conséquent de la consommation de produits d’origine animale. Je ne vais pas développer davantage ici les raisons pour lesquelles les AEAs considèrent les substituts-similaires comme un atout majeur pour détrôner les produits animaux, ni leurs réflexions sur les obstacles à surmonter pour qu’ils puissent largement s’imposer sur le marché. Je me permets de renvoyer sur ce point à l’article très complet d’Axelle Playoust-Braure « Garder la viande pour mieux se débarrasser du meurtre ? » paru dans le numéro 42 des Cahiers antispécistes.
Citons quelques exemples attestant de l’intérêt de l’AEA pour les substituts-similaires. Comme on l’a vu au chapitre 10 (section 7), The Good Food Institute (GFI) a été promu top charity en 2016, quelques mois à peine après être devenu une association indépendante. GFI a précisément pour vocation de faciliter l’émergence et la diffusion des substituts-similaires, qu’ils soient à base végétale ou issus de l’agriculture cellulaire.
Le livre de Jacy Reese (The End of Animal Farming, 2018), cofondateur du Sentience Institute, est à la fois une bonne source d’information sur la vegan tech et une preuve de l’attention que les AEAs y portent. Pas moins de trois chapitres du livre lui sont consacrés (soit le tiers de l’ouvrage, sans même compter les pages où l’auteur revient sur ce thème dans le chapitre de conclusion).
Tobias Leenaert publie en avril 2019 un billet de blog ou il explique peu ou prou qu’il lui semble que, désormais, ce sont les entreprises qui sont le moteur de l’évolution vers le véganisme, et que le secteur associatif n’a plus qu’un rôle secondaire à jouer : « Je ne peux m’empêcher de penser que les entrepreneurs sont en train de faire une grande partie du travail qui autrefois reposait principalement sur les militants. Et je m’attends à ce que dans l’avenir ce soit encore plus vrai »9, écrit-il. Il poursuit en se demandant en quoi les militants pourraient se rendre utiles dans ce nouveau contexte où le vegan business fait l’essentiel du travail. Il envisage diverses possibilités. L’une d’elle consiste à se mettre au service des entreprises véganes, c’est-à-dire à venir en appui sur le genre d’activités dont le monde des affaires s’occupe lui-même (faire que les produits alternatifs jouissent d’une bonne image, combattre les offensives pour les dénigrer, aider à obtenir une réglementation permettant la commercialisation des substituts dans de bonnes conditions…). L’article de Leenaert est assurément inspiré par le climat qui règne dans le milieu de l’AEA. Néanmoins, il se peut que, même dans ce milieu, ce texte représente une forme extrême de croyance en une voie royale conduisant à un monde végane.
Les AEAs ne sont pas les seuls militants animalistes à espérer que les substituts aux produits d’origine animale faciliteront le recul du nombre d’animaux mangés. Mais ils sont mieux placés que d’autres pour apporter leur pierre à leur développement. Et ils font le nécessaire pour mettre à profit cette position privilégiée. À la différence de beaucoup d’entre nous, l’essor de la vegan tech n’est pas pour l’AEA simplement un récit dont on lit des épisodes dans la presse. C’est un mouvement dont il connaît le cadre et les acteurs.
L’AE est bien implanté en Californie où bourgeonnent les start-up qui cherchent à développer des produits véganes innovants. Certaines des entreprises qui y sont nées commercialisent déjà leurs produits ; Impossible Foods, Beyond Meat et Just (ex Hampton Creek) comptent parmi les plus connues. On y trouve aussi des sociétés qui cherchent à mettre au point de la viande ou du poisson cellulaire, ou encore des substituts similaires aux produits laitiers. Elles opèrent dans un État où tant les centres de recherche universitaires que l’abondance de multimillionnaires et sociétés de capital risque constituent des atouts. Ces derniers investissent aussi hors des frontières. C’est ainsi que Sergey Brin, cofondateur de Google, a contribué au financement des travaux menés à l’Université de Maastricht sous la direction de Mark Post, et qui ont conduit au premier échantillon de viande cultivée présenté aux médias en 2013. Il a ensuite été l’un des premiers actionnaires de la start-up créée aux Pays-Bas dans la lignée de ces travaux (Mosa Meat). New Crop Capital (un fonds d’investissement de San Francisco spécialisé dans le financement d’alternatives au produits animaux) a apporté son soutien à SuperMeat, une société israélienne qui cherche à mettre au point de la viande de poulet cellulaire. On pourrait multiplier les exemples. L’esprit et l’environnement de la Silicon Valley sont très propices à l’essor de la vegan tech. Aujourd’hui, à partir de ce pôle et des quelques autres présents dans le monde, elle est devenue suffisamment attractive pour attirer des investisseurs divers, dont des célébrités fortunées qui contribuent à lui donner de la visibilité, des banques d’investissement, et des géants de l’agroalimentaire. C’est au point que Lewis Bollard (d’OPP) estime que, désormais, ce serait une erreur pour des AEAs d’employer leur argent à de l’impact investment dans des sociétés produisant des alternatives aux produits animaux10. À ceux qui souhaitent favoriser l’essor des produits alternatifs, Bollard conseille plutôt de donner aux associations qui interviennent dans ce domaine et qui reçoivent beaucoup moins d’argent que le secteur lucratif : Cellular Agriculture Society, New Harvest, Good Food Institute, Food Frontier, etc.
Parmi les acteurs de la vegan tech, on trouve des personnes qui appartiennent au mouvement de l’altruisme efficace : c’est le cas d’Oliver Zahn, un des chercheurs d’Impossible Foods ; de Jason Matheny, le fondateur de New Harvest ; d’Eitan Fisher (l’un des cofondateurs d’ACE), qui a dirigé le département d’agriculture cellulaire de Just, puis en est parti en 2018 pour fonder sa propre entreprise de viande cultivée (Mission Barns) ; ou encore d’Uma Valeti, cofondateur et PDG de Memphis Meat. Plusieurs intervenants ont déjà été invités à exposer les promesses des substituts-similaires lors des conférences EAG, ainsi que dans les podcasts de 80 000 Hours.
Plus généralement, l’esprit du philanthrocapitalisme, dont l’altruisme efficace est partie prenante, se prête particulièrement bien à la mise en œuvre de solutions qui reposent beaucoup sur la technique et le marché. Cet âge de la philanthropie, qui efface volontiers la frontière entre secteur lucratif et non lucratif, est très adapté à l’établissement des ponts entre entrepreneurs, investisseurs, chercheurs et décideurs publics, nécessaires au développement du vegan business. Les associations qui interviennent dans ce domaine sont des vecteurs d’accélération de ces relations. Elles mettent leur expertise au service de chercheurs, de jeunes entrepreneurs, ou d’entreprises de l’agroalimentaire traditionnel prêtes à diversifier leur offre. Elles réalisent (sans but lucratif) une partie des tâches qui ordinairement sont prises en charge par les producteurs. On les voit par exemple s’atteler à des travaux qui relèvent de l’étude de marché. Quelles dénominations adopter pour rendre les nouveaux produits attirants pour les consommateurs ? Quelles sont les principales causes de réticences et comment les contourner ? Comment les alternatives sont-elles perçues hors du monde occidental ? Etc.
Si l’on pense que les substituts-similaires font partie de la panoplie qui permettra de faire reculer l’exploitation animale, on doit se réjouir que l’AEA ait investi ce domaine d’intervention et posé des jalons qui pourront servir à d’autres. Cela ne signifie pas qu’il a pu créer en si peu de temps un stock de ressources et de savoir-faire qui n’auraient plus qu’à être décalqués hors du terreau d’origine. Ni qu’il a exploré tous les aspects de la transition. En particulier, il y a eu jusqu’ici une focalisation sur les conditions de bon accueil des alternatives par les consommateurs, et relativement peu d’attention portée au devenir des travailleurs dont le revenu dépend des productions animales, ou encore aux problèmes que pourrait poser la détention par un petit nombre d’opérateurs, ou de régions du monde, des droits de propriété intellectuelle sur les nouvelles technologies. Par ailleurs, si aux États-Unis quelques avancées ont eu lieu pour dessiner le cadre réglementaire dans lequel s’inscriront les produits de l’agriculture cellulaire (définition des organismes de supervision), tout reste à faire ailleurs. Les AEAs sont pionniers sur ce chantier. La contribution d’autres acteurs du mouvement animaliste serait nécessaire pour le faire avancer plus vite, pour l’aborder sous de nouveaux angles, ou pour l’adapter à des mœurs et contextes différents des États-Unis, même si les associations américaines qui travaillent sur le sujet se préoccupent déjà de l’aspect international.
C’est dans les pays développés (et quelques pays intermédiaires) que la consommation de produits animaux par habitant est la plus élevée. Mais c’est dans le reste du monde qu’elle est en croissance forte, et c’est là que sont consommés la majorité des animaux élevés ou pêchés. La conscience de cet état de fait est assez largement répandue, mais tous les acteurs du mouvement animaliste ne sont pas également armés pour y faire face. Ce mouvement a depuis longtemps un certain caractère international. Internet et les réseaux sociaux permettent la communication avec des militants d’autres pays ; des actions concertées sont mises en place ; des films, livres, sites ou tracts sont traduits… Néanmoins, les collectifs animalistes locaux, ou même des associations nationales petites ou moyennes, n’ont pas les ressources et les compétences nécessaires pour intervenir à l’échelle internationale autrement que via le contact avec des militants et associations étrangères, avec qui des idées ou des supports militants sont échangés. En outre, la communication se fait surtout entre personnes qui peuvent échanger dans une même langue, et qui disposent d’un accès libre et aisé à Internet, ce qui exclut une majorité des humains du monde. Des organisations disposant de davantage de moyens et/ou d’une implantation plurinationale tentent d’intervenir par d’autres méthodes hors de leur pays d’origine. Certaines d’entre elles essaient d’avoir un impact hors du monde occidental. Par exemple, CIWF (Compassion in World Farming) et WAP (World Animal Protection) sont partenaires d’ICCAW (International Cooperation Comitee of Animal Welfare), une association chinoise, officiellement reconnue, créée en 2013, qui se donne pour but de promouvoir la qualité et la sécurité des produits de l’élevage et de promouvoir le bien-être animal. Autre exemple : A Well Fed World (AWFW) est une organisation étasunienne qui promeut l’alimentation végane, en combinant le souci des animaux, l’ambition de combattre la faim dans le monde, et la volonté de préserver l’environnement. Elle soutient par des financements des associations et initiatives aux États-Unis mais aussi dans divers pays du monde, dont l’Inde et plusieurs pays africains. Malheureusement, si le site de l’organisation permet de voir qui sont les bénéficiaires de ce soutien financier, il n’indique pas les montants dont il s’agit. Tout au plus peut-on deviner que AWFW n’appartient pas au cercle de l’AE, puisqu’il a refusé d’être évalué par ACE en raison de désaccords avec l’approche de ce dernier.
L’AEA n’est pas le seul ou le premier à souhaiter endiguer la montée de la demande pour les produits animaux hors de pays riches. Mais il compte parmi le nombre restreint d’opérateurs du mouvement animaliste qui porte une attention soutenue à ce problème, et qui peut dégager des moyens en argent et compétences pour le faire. Tant ACE que le département d’OPP dédié aux animaux de ferme s’investissent dans ce domaine.
Lewis Bollard a été le premier à se soucier d’intervenir pour freiner l’expansion mondiale de l’élevage. Dès 2016, OPP décide d’allouer un total de près de 4 millions de dollars sur deux ans à une dizaine d’associations ou chercheurs universitaires. L’objectif est de tenter de promouvoir le bien-être animal en Chine et d’y inciter à une réduction de la consommation de viande. Un article publié en août 2017 sur le site d’OPP11, explique les raisons et espoirs qui ont motivé ce choix, détaille qui sont les bénéficiaires, et explique les incertitudes qui pèsent sur les chances de succès du projet. À nouveau en direction de la Chine, un autre financement d’OPP d’un montant de 1,5 million de dollars est annoncé en novembre 2018, pour soutenir un projet sino-australien de développement d’un institut du bien-être animal à l’Université de Pékin. En parcourant la base de données des financements accordés par OPP, on trouve d’autres exemples de dons dirigés vers la Chine, ainsi que quelques dons destinés à l’action en Amérique latine ou en Inde. Dans une lettre d’information diffusée en décembre 201812, Lewis Bollard estime, en s’appuyant sur des données de la FAO, que trois pays – Chine, Inde et Brésil – détiennent à eux seuls 34% des animaux d’élevage terrestres et 64% des poissons d’élevage. (Ils représentent aussi 39% de la population humaine mondiale.)
La Chine cumule les raisons de s’y intéresser : elle abrite à elle seule 18,5% de la population mondiale ; elle se situe au premier rang mondial pour la consommation de poisson par habitant ; la consommation de viande par personne y a connu une croissance spectaculaire depuis les années 1980, même si elle reste loin derrière celle de l’Europe ou des États-Unis. L’Inde abrite 17,9% de la population mondiale ; la consommation de viande et de poisson par habitant y est très inférieure à la moyenne mondiale, mais elle tend à augmenter. Au Brésil (2,8% de la population humaine mondiale), on consomme moins de poisson par habitant que la moyenne mondiale ; par contre, la consommation de viande par personne dépasse celle qu’on trouve en moyenne dans les pays de l’OCDE.
Pour Bollard (Selon Reese, 2018, p. 139), les 4 régions du monde à privilégier pour la défense des animaux de ferme sont, dans cet ordre : la Chine, l’Union européenne, les États-Unis et l’Inde. L’UE et les États-Unis (économies développées) figurent dans la liste, bien qu’ils représentent une fraction bien moindre des populations humaines et animales, à cause de l’influence internationale du modèle de production et de consommation qui est le leur.
Le souci de contrer l’essor de l’élevage industriel dans les économies émergentes se manifeste aussi du côté d’ACE. Parmi les associations recommandées aux donateurs (au rang de standout charity) , on trouve depuis novembre 2018 deux organisations brésiliennes : Sociedade Vegetariana Brasileira (créée en 2003, qui pilote notamment la campagne Meatless Monday), et Sinergia Animal (créée en 2017, qui opère dans plusieurs pays d’Amérique latine, à la fois pour promouvoir la réduction de la consommation de viande, et sur des campagnes sectorielles contre l’élevage des poules en cage, ou contre les cages de gestation pour les truies). Les quatre « meilleures associations » (top charities) désignées par ACE ont une activité plurinationale, et trois d’entre elles sont présentes dans des pays de développement intermédiaire (GFI, Animal Equality et The Humane League). GFI (né aux États-Unis en 2016) a une antenne au Brésil et une autre en Inde. GFI et un institut universitaire indien ont établi en février 2019 un partenariat en vue de créer un laboratoire de recherche sur la viande cellulaire à Mumbai en 2020. Animal Equality, fondé en 2006 en Espagne sous le nom Igualdad Animal, s’est internationalisé par la suite. L’association est notamment implantée en Amérique Latine, en particulier au Mexique et au Brésil, où elle a réalisé des enquêtes et actions de rue. Elle dispose aussi d’une équipe travaillant en Inde. The Humane League (THL), née aux États-Unis en 2005, est implantée au Mexique. THL a par ailleurs été à l’origine de la coalition internationale Open Wings Alliance, qui se donne pour but de mettre fin à l’élevage de poules en cage. La coalition compte des associations partenaires sur tous les continents, mais surtout en Amérique et en Europe. Ajoutons que HSUS, qui a figuré parmi les standout charities d’ACE, a également internationalisé son activité, via sa branche « Humane Society International (HSI) ». Mercy for Animals (MFA), qui a longtemps été classée top charity, a fait de même. (Les circonstances dans lesquelles HSUS et MFA ont cessé d’être recommandées ne traduisent pas une perte de confiance d’ACE dans la qualité de leur travail pour les animaux, comme on l’a vu au chapitre 10, § 6 et 7.)
Le 7 novembre 2017, ACE a publié sur son blog un rapport explorant les possibilités de mieux défendre les animaux en Chine (« Animal Advocacy in China »). Il souligne l’obstacle que constitue le très strict encadrement des ONG par les autorités chinoises, tant pour les associations internationales que pour les Chinois qui veulent s’investir dans la cause animale. Mais peut-être y a-t-il un espoir, note le rapport, pour des activités s’inscrivant dans les objectifs affichés par le régime (par exemple, celui de réduire la consommation de viande) bien que ces objectifs ne visent pas le bien-être animal mais relèvent de préoccupation concernant l’environnement ou la santé humaine.
Le 21 mai 2019, ACE a rendu public un autre rapport, consacré cette fois au Brésil (« Animal Advocacy in Brazil »). Le but, cette fois encore, est de repérer les moyens d’y améliorer la condition animale. Une bonne part du rapport consiste en un exposé de la situation du pays sous divers angles (productions animales, habitudes de consommation, attitudes de la population envers les animaux, acteurs du mouvement animaliste, contexte politique et état de la législation...). Outre ses propres recherches documentaires, Victoria Schindel, l’autrice du rapport, s’est appuyée sur des entretiens avec des personnes travaillant pour des associations implantées au Brésil que nous avons citées plus haut (HSI, MFA, GFI, Animal Equality, Sociedade Vegetariana Brasileira).
Le 30 juillet 2019, ACE a publié un troisième rapport, portant sur le cas de l’Inde (« Animal advocacy in India »). Il balaye les mêmes types de sujets que le précédent, avec une méthodologie similaire. L’autrice, Melissa Guzikowski, a elle aussi combiné des données issues de ses recherches documentaires avec les informations collectées via des entretiens réalisés avec des personnes travaillant en Inde pour des organisations animalistes (HSI, MFA, GFI, Animal Equality et The Federation of Indian Animal Protection Organisations).
La motivation des AEAs pour l’action internationale dans les régions du monde où la consommation de produits d’origine animale est en forte croissance ne fait aucun doute. L’intérêt qu’il y aurait à parvenir à freiner ou inverser cette évolution est évident. On peut mettre au crédit des AEAs de se lancer dans un domaine où le gain potentiel est énorme, mais où l’incertitude l’est tout autant. L’entreprise est trop récente pour dresser un bilan des résultats. Il est clair pour les AEAs, comme pour quiconque, qu’on n’a aucune chance d’avoir un impact sur l’évolution de pays étrangers sans que des acteurs locaux (militants, scientifiques, politiques, entreprises…) soient les agents du changement. De l’extérieur, on peut tenter de repérer les acteurs susceptibles d’agir efficacement et leur apporter un appui, en fournissant une expertise, de l’argent, des partenariats scientifiques ou commerciaux, des échanges d’expériences… L’AEA est certainement mieux placé que des collectifs animalistes de petite taille pour faire ce travail. Mais les millions d’OPP, ou les sommes qu’ACE peut espérer transférer si les donateurs suivent ses conseils, restent une goutte d’eau au regard de la taille des pays et populations concernés. L’espoir est d’amorcer une dynamique qui permettra chemin faisant d’impliquer de nouveaux partenaires et de mieux détecter les leviers d’action.