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CA n°43 – L’Industrie du bien : philanthropie, altruisme efficace et altruisme efficace animalier – août 2019

Chapitre 12 – Animaux sauvages : les prémices de la biologie du bien-être ?

Dans ce chapitre, nous essayerons de deviner si, et en quoi, les altruistes efficaces animaliers (AEAs) apportent quelque chose de neuf concernant la réflexion ou l’action en faveur des animaux sauvages. Nous effleurerons aussi en fin de chapitre une question philosophique qui surgit souvent à propos de l’intervention dans la nature, bien qu’elle ne soit pas propre à ce domaine. Mais commençons par quelques laborieuses explications pour préciser de qui on parle et comment les nommer.

Les AEAs adhèrent tous à l’optique RWAS (reducing wild animal suffering). Depuis quelque temps, et à leur initiative, une nouvelle dénomination, a connotation plus large, a cours pour désigner cette optique : WAW (wild animal welfare). J’utiliserai indifféremment l’une ou l’autre, et RWAS (ou WAW) sera dans ce qui suit employé à la fois comme adjectif ou comme substantif. Dans ce dernier cas, l’expression « les RWAS » désignera les personnes qui appartiennent à la mouvance RWAS.

Comme on l’a vu au chapitre 8, les acteurs du courant RWAS sont presque tous liés, de près ou de loin, à l’altruisme efficace (AE). Dans ce chapitre-ci, on s’intéressera cependant à un ensemble plus restreint, que j’appellerai le pôle AEA-WAW. (Ca va ? Vous tenez bon face au déluge de sigles ?) Le pôle AEA-WAW désigne l’ensemble des personnes qui travaillent, ou ont travaillé, dans des organismes de l’AE sur la question des animaux sauvages. En sont exclues les deux catégories suivantes : (1) des personnes qui contribuent de manière significative à la réflexion RWAS mais qui, tout en étant proches de l’AE, ne sont pas intégrées à ses équipes (ceci concerne les animateurs d’Animal Ethics et divers chercheurs universitaires ou indépendants) ; (2) des personnes qui appartiennent à des organismes labellisés AE mais qui n’interviennent pas sur le dossier RWAS, ou ne le font qu’en tant que sympathisantes ou vulgarisatrices, sans s’investir profondément sur le sujet.

Ce n’est que depuis peu que l’AEA a créé des organismes dédiés à la question des animaux sauvages (cf. chap. 8, § 2.2.2.) : Utility Farm et Wild-Animal Suffering Research (WASR), dont l’activité a débuté en 2017, ont fusionné en janvier 2019 pour former Wild Animal Initiative (WAI). À la date de dernière révision de ce chapitre (23 juillet 2019), l’équipe de WAI compte 8 personnes. Les ex-chercheuses de WASR n’en font pas partie. La rotation du personnel étant chose fréquente dans les équipes de l’AE, il n’y a pas de raison d’en déduire que cela corresponde à un changement d’orientation dans les travaux menés. D’ailleurs, le site de WAI permet d’accéder aux études réalisées dans le cadre de WASR. Le pôle AEA-WAW ne se réduit pas aux membres de l’équipe de WAI. Nous aurons chemin faisant l’occasion de citer d’autres acteurs (notamment Brian Tomasik, qui a travaillé sur le sujet bien avant qu’un pôle dédié existe, ou encore des chercheurs de Rethink Priorities dont l’investissement dans ce domaine est récent mais conséquent).

À la question « qu’apporte l’AEA à la problématique RWAS ? », il y a une première réponse : il apporte de l’argent. Il ne s’agit pas de fortunes1. Néanmoins, c’est grâce à la communauté de l’AE que des équipes, alignées sur les valeurs RWAS (value-aligned disent les anglophones), peuvent concevoir des projets et mener des recherches dans un cadre professionnel.

Le pôle AEA-WAW est totalement value-aligned sur la pensée RWAS si on ne retient de celle-ci que ses fondamentaux : l’idée que la sentience des animaux sauvages constitue une raison nécessaire et suffisante pour les inclure dans le cercle de considération morale, et la volonté de chercher comment améliorer leur sort. Ce pôle est également value-aligned sur maints autres points : estimer que l’origine naturelle (non humaine) de certains des maux qui frappent des animaux n’est pas une raison de ne pas s’en soucier ; estimer qu’il est bien de modifier les écosystèmes si cela accroît le bien-être des sentients ; ne pas accorder de valeur intrinsèque à la naturalité… Le pôle AEA-WAW est 100% RWAS, et pourtant il me semble qu’il s’éloigne de manières de faire et de dire qui étaient devenues dominantes dans le milieu RWAS. Je vais tenter de montrer en quoi il se distingue. Il faut prendre avec circonspection ce qui va suivre. Je peux me tromper en accordant trop de poids à quelques évolutions observées récemment, qui seront peut-être contredites par des publications futures du pôle AEA-WAW. Rappelons que ce pôle n’existe que depuis peu. On dispose de très peu de recul pour en discerner les contours.

1. Quelques aspects de la pensée RWAS pré-AEA-WAW

Par « pensée RWAS pré-AEA-WAW », il faut entendre la mouvance RWAS telle qu’elle existe avant l’émergence d’organisations RWAS émanant directement de l’AE. Je vais être ici très lacunaire sur ce courant. (Je me permets de renvoyer, pour plus d’information, aux numéros 40 et 41 des Cahiers antispécistes, et aux références bibliographiques qui y figurent2.) On ne retiendra ici de cette mouvance que deux points utiles pour ce qui est le but poursuivi : tenter de deviner si, et dans quel sens, le pôle AEA-WAW peut amener une inflexion dans les thèmes privilégiés par le milieu RWAS.

Une première caractéristique de la pensée RWAS pré-AEA-WAW est que la quasi-totalité du champ est occupée par des éthiciens, qu’ils soient philosophes professionnels ou chercheurs indépendants. (Il y a quelques exceptions, mais restons-en au gros des troupes.) Une conséquence de ce trait est que presque toute la place est occupée par un argumentaire destiné à convaincre – sur le plan des principes – qu’il faut intervenir dans la nature pour aider les animaux sauvages. À cela s’ajoute une tendance lourde à présenter les choses comme une bataille entre, d’un côté, les interventionnistes (c.a.d. les RWAS eux-mêmes) et, de l’autre, un camp appelé « conservationniste » (ou « environnementaliste », ou « écologiste ») dont on n’en finit pas de détailler les raisonnements déficients, avec une prédilection particulière pour la dénonciation de toutes sortes d’idées fausses relatives à la nature. Ce volet prend tellement de place que, finalement, nombre nombre de sympathisants RWAS finissent par s’exprimer comme si le seul, ou le principal, problème était de faire tomber ces croyances erronées.

Une deuxième caractéristique de la pensée RWAS pré-AEA-WAW est à rappeler. Le point de départ de cette pensée a toujours été le constat que les animaux sauvages connaissent des formes sévères de malheur. Mais, dans les années 2010, un élément s’est ajouté au tableau : on a vu se répandre très largement dans le milieu RWAS l’affirmation selon laquelle il y aurait une écrasante prédominance de la souffrance sur le bonheur dans la nature. C’est ce qu’Oscar Horta nomme la « prévalence de la disvaleur ».

Dans les trois sections suivantes, nous allons évoquer les éléments qui suggèrent qu’une évolution se dessine sur les points qui viennent d’être rappelés.

2. L'assertion de la prédominance de la souffrance en recul

Affirmer que la souffrance prédomine dans la nature n’est pas une hypothèse sur les faits comme une autre. Elle ne l’est pas, du moins, quand on l’insère dans une éthique utilitariste hédoniste. On arrive alors assez naturellement à la conclusion que le plus grand service qu’on puisse rendre aux animaux sauvages est de leur éviter d’exister. Dans ce cadre, la direction à prendre est claire (même si cela n’a pas été dit clairement par tous les RWAS) : réduire autant que possible les populations d’animaux sauvages et, pour ceux qui continueront malgré tout d’exister, espérer que des techniques futures permettront de modifier en profondeur le génome, le comportement et l’environnement de leurs descendants, de façon à rendre leur vie plaisante. (Précisons que Brian Tomasik, qui a proposé un moyen de raréfier la vie sauvage – réduire l’habitat des animaux –, n’a pas besoin de l’hypothèse de prédominance de la souffrance pour estimer que c’est la bonne chose à faire, parce qu’il est un utilitariste négatif.)

Il n’est pas rare de voir des AEAs adhérer à l’idée de prévalence de la disvaleur, et reprendre le désormais traditionnel développement sur les modes de reproduction r et K qui lui sert d’appui (les espèces relevant du mode de reproduction r3, soit la plupart des espèces, étant désignés comme celles dont l’immense majorité des membres ont un solde hédonique négatif, sans que pour autant les espèces à reproduction K soient forcément supposées échapper à ce triste sort). Le fait remarquable est que, parmi les acteurs du pôle AEA-WAW, il s’est trouvé des personnes pour ne pas endosser l’idée qu’il serait certain, ou très probable, que la souffrance prédomine largement sur le bonheur dans la nature. Ces personnes n’ont pas soutenu que l’inverse serait vrai. Elles se sont dites agnostiques sur le sujet. C’est le cas d’Ozy Brennan, qui a été l’une des chercheuses employées dans le projet WASR. À une table-ronde qui s’est tenue à la conférence EAG de San Francisco à l’automne 20184, elle dit : « Je n’utilise pas le cadre de la souffrance nette ou du bonheur net dans la nature, parce que je ne sais pas de quel côté je penche. Je pense qu’il nous faudrait rassembler énormément d’informations avant que je ne me sente à l’aise pour avoir une opinion sur le sujet. » Kieran Greig, autre participant à cette table ronde, ne montre pas plus d’enthousiasme à l’idée de reprendre à son compte le thème de la prévalence de la disvaleur. Il dit prudemment : « Je pense que, pour le moment, je vais me tenir à l’écart de cette idée de souffrance nette dans la nature, et de l’idée que certains animaux sauvages ont un solde lourdement négatif. Je pense que je ne parlerai pas de bonheur ou de souffrance nets. Je préférerais en rester à parler d’améliorer le bien-être, d’améliorer la qualité de vie. »

En avril 2019, Persis Eskander est longuement interviewée par Robert Wiblin. Eskander a été la directrice de WASR pendant toute sa durée d’existence, avant que WASR se fonde dans WAI. À la date de l’entretien, elle ne travaille plus dans le domaine des animaux sauvages (elle a rejoint l’équipe d’OPP), mais toute la conversation porte sur le bilan et les perspectives tirées de son expérience à WASR. Eskander ne se prononce pas (dans un sens ou dans l’autre) sur le solde hédonique des animaux sauvages. Elle insiste sur l’importance des inconnues concernant la sentience : on ignore qui est sentient (hormis pour certaines espèces) ; on ignore à quel moment de la vie la sentience émerge chez un animal destiné à devenir conscient ; on ignore l’intensité de la souffrance associée à des expériences négatives (Y a-t-il des mécanismes qui amenuisent la souffrance liée à des atteintes physiques sévères ?).Dans un passage de l’entretien, Eskander mentionne bien l’hypothèse de solde hédonique négatif pour les individus qui meurent très jeunes (notamment la plupart des animaux suivant le mode de reproduction r), et le fait que cela peut conduire à l’hypothèse de prédominance de la souffrance, parce que ces animaux sont les plus nombreux. Mais plus loin, lorsque Wiblin lui pose explicitement la question de savoir si on peut se prononcer sur ce point, Eskander répond qu’on ne le peut pas à l’heure actuelle, qu’il y a trop d’inconnues.

De façon plus générale, un trait frappant de cet entretien est le nombre de fois où Eskander produit des réponses du style « je ne sais pas », « nous ne savons pas », « les connaissances manquent », « nous ne savons pas mesurer les effets induits d’une action ». Elle le fait y compris quand Wiblin lui tend la perche sur des thèmes fréquemment évoqués dans le milieu RWAS, tels que l’élimination de la prédation ou du parasitisme. « Nous ne comprenons pas l’ensemble des effets d’une élimination totale de la prédation ou du parasitisme, nous ne comprenons même pas ce qu’il en est en cas d’élimination partielle ou restreinte », répond-elle.

Abraham Rowe, qui participe au pôle AEA-WAW depuis qu’il existe, cite dans un écrit de juillet 20195 la question du signe (positif ou négatif) du solde hédonique des animaux sauvages comme une des questions majeures qui se posent pour décider de l’orientation à donner à l’action en leur faveur. Rowe note qu’il n’est pas exclu qu’on ne sache jamais y répondre. Il suggère, de manière très circonspecte, que si l’ignorance persiste, il serait peut-être plus sage d’agir comme si leur solde hédonique était positif, mais ajoute que cela ne satisfera sans doute pas les personnes focalisées sur la souffrance, qui jugeront qu’un tel pari empêcherait de se concentrer sur les interventions ayant le plus d’impact pour la réduire. (Rowe ne cite personne, mais je suppose qu’il pense notamment à Tomasik en écrivant cela.)

Une publication récente pourrait contribuer à la régression de la thèse de la prédominance de la souffrance dans la nature. Comme on l’a indiqué au chapitre 8 (§ 2.2.3.), le « père » de cette hypothèse est Yew-Kwang Ng (1995), même si ce n’est pas lui qui l'a popularisée. Or, à l’été 2019, Yew-Kwang Ng a cosigné avec Zach Groff un article dans lequel il indique qu’il estime que le modèle qu’il avait exposé dans son article de 1995 (conduisant à conclure à la prédominance de la souffrance) contenait une erreur. Groff et Ng proposent un modèle révisé, dont il ressort qu’on ne peut rien conclure sur la question de savoir s’il y a plus ou moins de joie que de souffrance dans la nature6. Les auteurs consacrent toute une section de leur article au constat de l’ampleur qu’a prise dans le milieu RWAS la thèse de la prédominance de la souffrance. Après avoir rappelé que les auteurs qui l’ont soutenue ont cité Ng (1995) comme source, ils les invitent explicitement à prendre en compte la révision apportée dans leur article de 2019 :

Bien que [le modèle révisé] ne permette toujours pas d’étayer une vision idyllique de la nature, il ne peut plus servir d’appui à une vision catégoriquement négative de celle-ci. Étant donné la révision substantielle qu’il apporte à une source majeure [l’article de Ng de 1995], la littérature académique et non académique à propos du bien-être des animaux sauvages devrait être mise à jour, et adopter une position plus agnostique sur la question de savoir si la nature est généralement bonne ou mauvaise pour les animaux qui y résident. (Groff et Ng, 2019, p. 39)

Les quelques personnes citées ne sauraient servir d’indice d’un basculement général de l’opinion dans le milieu RWAS. Ce milieu compte nombre de personnes qui ont investi ces dernières années dans des écrits, ou des conférences, dans lesquels l’affirmation de la prédominance de la souffrance constitue une pièce maîtresse. Je ne saurais dire s’il est envisageable pour elles de faire marche arrière. Mais que des acteurs importants du pôle AEA-WAW disent ouvertement qu’ils n’ont pas l’intention de se fonder sur la thèse de la prévalence de la disvaleur est loin d’être un événement mineur. Désormais, les perspectives deviennent très ouvertes sur ce qui serait la bonne direction à prendre concernant les animaux sauvages.

3. Moins d’éthique « antinaturaliste », plus de biologie du bien-être

Une grande partie du milieu RWAS classique juge primordial d’alerter le public sur le malheur existant dans la nature et sur l’erreur morale consistant à ne pas vouloir y remédier. Bon nombre de sympathisants RWAS n’ont pas d’autre activité en faveur des animaux sauvages que d’affirmer cette position de principe, et martèlent volontiers au passage combien leur approche est opposée à celle des écologistes. Là encore le ton d’Eskander est sensiblement différent :

La raison principale pour laquelle il se peut que le temps ne soit pas encore venu de beaucoup s’adresser au grand public est que nous n’en sommes vraiment pas au point, je pense, où nous comprenons vraiment bien quel est le problème, quelle est son étendue, et c’est risqué de communiquer sur un problème, et spécialement sur un problème qui exige très fortement d’être étayé par des données scientifiques, sans disposer de l’appui de chercheurs. Donc, je suis très réservée sur la démarche consistant simplement à aller dire au public : « Voilà quelque chose dont vous devriez vous préoccuper. Vous devriez être scandalisés par toute cette souffrance qu’il y a dans le monde. Nous devons faire quelque chose pour y remédier » – tant que nous n’avons pas à nos côtés des écologistes, des biologistes et des psycholoques qui disent : « Oui, il y a des raisons sérieuses de croire que c’est bien cela qui se passe et que nous pouvons y faire quelque chose. »  (Eskander, in Eskander et Wiblin, 2019)

À un autre moment du même entretien, Eskander observe que, jusque-là, les défenseurs du bien-être des animaux sauvages ont été des personnes ayant des bases solides en philosophie ou économie, et que ce dont on a besoin maintenant c’est surtout de personnes formées aux sciences de la vie (neurobiologie, éthologie, biologie évolutionnaire, écologie…) : ce qu’il faudrait, c’est que des scientifiques de ces domaines soient disposés à mener leurs travaux en y intégrant un intérêt pour le vécu subjectif des animaux sauvages.

L’idée n’est pas nouvelle. Du côté d’Animal Ethics, il y a longtemps qu’on souligne la nécessité d’accumuler des connaissances scientifiques, mais sans qu’il y ait de progrès accomplis dans ce sens. Une des raisons en est certainement qu’Animal Ethics a peu de ressources. De plus, l’essentiel de ces ressources a été consacré à l’activité qu’Eskander juge non prioritaire : faire savoir au public que les animaux sauvages souffrent et qu’il est moralement requis de se préoccuper de ce problème.

L’AEA-WAW a davantage investi dans le domaine relevant des sciences. Quand on parcourt les articles publiés sur le site de WASR, on trouve quelques rapports qui cherchent à faire le point sur l’état des connaissances (et manque de connaissances) sur des sujets tels que le parasitisme, la contraception ou les méthodes en usage pour tuer les animaux jugés nuisibles. Toutefois, l’examen des facteurs affectant le bien-être des animaux sauvages est un domaine d’une étendue démesurée. Même en renforçant les effectifs du pôle AEA-WAW, ses équipes ne pourraient qu’apporter une contribution modeste en termes de collecte des informations existantes, et aucune dans l’acquisition de connaissances nouvelles (il ne s’agit pas de laboratoires de recherche). C’est pourquoi, l’objectif serait plutôt de parvenir à intéresser la communauté scientifique à la question. Là encore, il n’a pas fallu attendre l’émergence de l’AEA-WAW pour que cette idée devienne populaire. C’est l’économiste Yew-Kwang Ng qui, dans un article publié en 1995, a le premier plaidé pour la création d’une discipline nommée « biologie du bien-être » qui aurait pour objet d’étudier le plaisir et la souffrance chez les êtres sentients. Plus tard, ce projet de biologie du bien-être a souvent été évoqué avec faveur par des auteurs RWAS, de même que l’idée a été soutenue par le premier site RWAS, Animal Ethics. Cependant, la chose en est restée au stade de vœu pieux.

L’émergence du pôle AEA-WAW va-t-elle permettre de progresser ? À ce stade, on peut simplement constater que des efforts ont été accomplis pour amorcer concrètement le mouvement. Au cours de l’année 2018, Utility Farm a contacté 92 scientifiques de diverses spécialités (biologie, entomologie, zoologie, écologie…) afin de les sensibiliser à la biologie du bien-être, et a réussi à avoir une conversation approfondie avec 26 d’entre eux. Toutefois, Abraham Rowe tire un bilan mitigé de cette expérience dans l’article où il rend compte des résultats7 : sur les 26 chercheurs contactés, 3 seulement ont manifesté un réel intérêt, et un seul semblait en accord avec les valeurs RWAS. De plus, les 3 personnes intéressées étaient des doctorants. La conclusion qui en a été tirée est qu’il y avait probablement peu d’espoir de recruter des chercheurs en biologie du bien-être chez des scientifiques déjà installés dans leur carrière : on ne doit pas s’attendre à ce qu’ils laissent tomber leur domaine de spécialisation et leurs programmes de recherche en cours pour se reconvertir dans un autre domaine. Par conséquent, l’idée est désormais de passer par une voie plus longue, mais qui a plus de chances de porter ses fruits à terme : s’adresser plutôt aux scientifiques en herbe – étudiants, doctorants ou chercheurs en contrat postdoctoral. L’idée a été reprise par WAI. Par ailleurs, Animal Ethics a reçu en avril 2019 un financement d’ACE (c’est l’un des bénéficiaires des financements accordés par ACE à partir de son Effective Animal Advocacy Fund, à hauteur de 44 000 $). Cela va sans doute permettre à Animal Ethics d’offrir un peu plus de postes à des étudiants en contrat temporaire de quelques semaines, dont un petit nombre sont affectés à réaliser des revues de la littérature sur des sujets relatifs à la sentience ou la souffrance des animaux dans la nature. Animal Ethics a même publié en mai 2019 une offre d’emploi pour un chercheur postdoctoral en contrat d’un an.

4. Un appel à se rapprocher des conservationnistes

Le 6 juin 2019, Abraham Rowe publie sur le site de WAI un article appelant à collaborer avec les conservationnistes, c.a.d. les scientifiques qui travaillent à la conservation des espaces naturels ou des espèces, et plus largement avec les scientifiques qui œuvrent dans des disciplines connexes : écologie prédictive, écologie d’intervention, écologie de restauration8. Il fait valoir que beaucoup de conservationnistes ont été attirés vers ce domaine parce qu’ils aiment les animaux, et qu’ils cherchent à faire avancer la connaissance sur des questions qui importent également pour le WAW : notamment celle de l’évaluation des effets induits à long terme de l’intervention humaine. Rowe explique que des outsiders (les RWAS) ne réussiront pas à créer ex nihilo une nouvelle discipline (la biologie du bien-être), mais que par contre elle a des chances de voir le jour si elle s’appuie sur la communauté scientifique existante des conservationnistes et apparentés, et si un climat de confiance et d’intérêt mutuel se crée grâce à des projets où RWAS et conservationnistes collaborent, sur des objectifs conformes aux valeurs des uns et des autres. Cet article est un appel adressé au milieu RWAS pour qu’il mette fin à son attitude de dénigrement des conservationnistes. Si cet écrit de Rowe traduit un sentiment et une volonté sincères et partagés du pôle AEA-WAW, alors il marque un véritable tournant par rapport à des usages et un état d’esprit largement répandus dans la mouvance RWAS. Pour partie (mais pour partie seulement), Rowe fait valoir des raisons pragmatiques : on a besoin de l’appui des scientifiques pour développer la biologie du bien-être ; beaucoup de ces scientifiques sont attachés à des formes d’éthique de l’environnement ; si l’on passe son temps à les attaquer sur ces convictions, ou si l’on attend qu’ils se convertissent à l’utilitarisme et partagent en tout point l’opinion des RWAS sur les malheurs d’origine naturelle, le résultat sera que les RWAS perdront la partie, et qu’on manquera les occasions – qui existent – de s’allier sur des objectifs partagés, et d’initier un rapprochement des points de vue. Le texte de Rowe contient plus que ces raisons d’opportunité. De fait, il reproche leur ignorance aux RWAS qui ont fait des conservationnistes leur cible de prédilection. Ces RWAS parlent sans s’être penchés sur les travaux d’un domaine académique extrêmement vaste et divers. Ils parlent sans prendre en considération le fait que ce domaine est en plein questionnement sur ce que doivent être ses buts et ses méthodes. Ils parlent sans avoir prêté attention à l’émergence du Compassionate conservation movement, ou au plaidoyer pour la création d’une nouvelle discipline, nommée conservation welfare, à l’intersection de la conservation et du bien-être animal (Beausoleil et al., 2018). Rowe ne prétend pas que ces évolutions et courants dans le monde des conservationnistes ont transformé ces derniers en personnes alignées sur les valeurs des RWAS. Par contre, Rowe dit explicitement que le descriptif des conservationnistes qui a cours chez les RWAS quand ils s’évertuent à dépeindre l’éthique de la conservation comme étrangère, ou opposée, à l’amélioration du bien-être des animaux sauvages relève de la « fabrication d’un homme de paille ». Rowe ajoute encore ceci à l’attention des RWAS qui utilisent les conservationnistes comme épouvantail :

En vérité, le portrait que dressent les défenseurs du bien-être des animaux sauvages des conservationnistes quand ils dépeignent ces derniers comme des gens qui adhèrent tous aux mêmes valeurs, et dont le but est de ramener la nature à ce qu’aurait été son état pré-humain, est tout simplement inexact. Les conservationnistes constituent un vaste ensemble de chercheurs, rarement uniformes dans leurs valeurs, et qui sont souvent intéressés par des problèmes très similaires à ceux qui occupent les chercheurs WAW. (Rowe, 2019, op.cit.)

Il ressort des points abordés dans les deux sections précédentes qu’il est envisageable que, grâce au pôle AEA-WAW, le déséquilibre entre la composante normative et la composante positive du discours RWAS soit peu à peu corrigé. Il se pourrait que, désormais, la recherche de connaissances cesse d’être le parent pauvre de la réflexion RWAS. Cependant, l’acquisition de connaissances est un travail de longue haleine. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que, pendant un temps très long, elle se traduise uniquement par la publication de rapports sur les thèmes qui auront été explorés. Y aura-t-il, de surcroît, des programmes concrets d’aide aux animaux sauvages développés ou appuyés par le pôle AEA-WAW ?

5. Des interventions envisageables à court ou moyen terme ?

En parcourant les pages des associations AEA-WAW, on trouve un seul programme déjà en place : il s’agit d’une initiative d’Utility Farm, reprise par WAI, destinée à limiter la prédation des chats domestiques. Le programme consiste à mettre à la disposition de refuges étasuniens une documentation à distribuer aux adoptants les encourageant à garder les chats à l’intérieur. L’association compte effectuer un suivi, afin de déterminer les effets de cette campagne. C’est loin d’être la première fois que des associations incitent à se soucier de la prédation des chats et/ou des risques qu’ils courent à l’extérieur quand ils y sont laissés sans surveillance, de sorte que cette initiative n’apporte pas vraiment d’éclairage sur les chemins nouveaux que pourrait emprunter l’AEA-WAW.

Sur le site de WASR, on trouve des rapports sur des types d’interventions existants (contraception, nourrissage) qui témoignent d’un réel effort de collecte d’information, mais dont l’autrice (Ozy Brennan) ne tire aucune conclusion tranchée, soulignant plutôt les données manquantes et la difficulté d’évaluer les effets induits.

Portons plutôt notre attention sur des interventions envisageables qui suscitent un intérêt soutenu du pôle AEA-WAW – intérêt dont témoigne le fait qu’on voit plusieurs composantes de ce pôle y consacrer des écrits, et qu’on les retrouve dans des conversations sur des forums spécialisés. Les interventions en question ne sont pas celles qui figurent fréquemment dans les textes/conférences de vulgarisation destinés à susciter l’intérêt du public pour la thématique RWAS, tel que des programmes de vaccination, ou l’évocation d’interventions ponctuelles pour secourir des animaux en mauvaise posture.

Un sujet qui revient souvent dans le pôle AEA-WAW est celui des insecticides sans cruauté (humane insecticides), l’idée étant de remplacer les insecticides actuels par des produits tout aussi létaux, mais qui auraient été conçus de façon à donner une mort sans souffrance. Il pourrait alternativement s’agir de déterminer lesquels des insecticides en usage sont les moins cruels, et de voir s’il est possible de pousser à les privilégier. Il faut mettre au crédit de Brian Tomasik de s’être soucié très tôt des « petites bêtes », c’est-à-dire de l’écrasante majorité des animaux, qui sont de petits invertébrés (insectes, araignées, lombrics, etc.). C’est Tomasik qui, dès 2007, publie un texte intitulé « Humane Insecticides », qu’il actualisera régulièrement par la suite9. Le sujet est repris par Utility Farm en 2018, et figure dans l’agenda de recherche de WAI pour 2019. Une des énormes difficultés du projet tient au fait qu’on ignore si, et comment, les insectes sont sentients, ce qui n’aide pas à déterminer quel type d’insecticide cause le moins de souffrance. Les AEA-WAW ont conscience que la sensibilité à la douleur des insectes n’est pas solidement établie. Cela ne les dissuade pas de s’intéresser aux insecticides car, même en attribuant une faible probabilité à l’existence de la souffrance chez ces animaux, ils sont si nombreux à être tués que l’espérance de gain (quantité de souffrance épargnée) grâce à des insecticides sans cruauté reste considérable.

Dans le long entretien avec Robert Wiblin d’avril 2019, Persis Eskander cite des actions du même type quand Wiblin lui demande quelles interventions lui semblent prometteuses : adoucir les méthodes de mise à mort des animaux pêchés, et chercher à faire adopter des méthodes moins cruelles d’élimination des nuisibles (qu’il s’agisse de vertébrés ou d’invertébrés). Elle ne se prononce fermement sur l’intérêt de la contraception que dans le cadre du contrôle des nuisibles. (Eskander estime par ailleurs qu’il faudrait tenter d’endiguer le mouvement poussant à développer l’élevage et la consommation d’insectes, idée dont on retrouve d’autres occurrences dans l’AEA. Mais cette rubrique concernerait des animaux d’élevage, de sorte que je la laisserai de côté ici.)

Les voies jugées prometteuses par le pôle AEA-WAW ont quelques propriétés qui méritent d’être soulignées.

=> Dans tous les cas, il s’agit d’intervenir sur des domaines où les humains interagissent déjà avec des animaux sauvages, et non sur des situations dans lesquelles les humains ne sont pour rien (les lions et les gazelles…). Pourtant, beaucoup des malheurs que connaissent les animaux sauvages ne sont pas imputables aux humains. Le pôle AEA-WAW en a autant conscience que le reste du milieu RWAS. Mais la priorité n’a pas été donnée à des projets visant des problèmes d’origine non humaine. C’est sans doute que l’affichage de l’idée que le mal est dans la nature et qu’il faut y remédier n’est pas au premier rang des préoccupations des AEA-WAW. Peu importe que l’objectif choisi porte sur des animaux liminaires, du moment qu’il satisfait (pour autant que l’on puisse en juger a priori) les critères IRN (importance, résolubilité, négligence).

=> Dans tous les cas, il s’agit d’interventions laissant la taille des populations inchangée. Ce sont des opérations neutres sur les effectifs des animaux sauvages, mais qui réduisent la souffrance endurée.

Pourquoi le pôle AEA-WAW privilégie-t-il ces interventions-là, au lieu d’évoquer, comme on peut le lire couramment sur les réseaux sociaux où s’expriment des sympathisants RWAS, des perspectives telles que « j’évite la surpopulation dans la nature grâce à la contraception », et autres projets simples sur le papier ? Pourquoi le pôle AEA-WAW s’intéresse-t-il principalement à des scénarios où les humains élimineraient autant d’animaux sauvages qu’actuellement, mais de façon plus douce ?

Une première raison à cela est qu’il a très fortement conscience de ne pas maîtriser la chaîne des interdépendances. Eskander n’a pas de peine à se prononcer sur l’intérêt de la contraception pour des populations qui, de toutes façons, vont être réduites par les humains : les rats jugés surnuméraires seront tués dans une ville si on ne parvient pas à éviter leur naissance. Elle préfère ne pas se prononcer inconsidérément sur les effets d’une politique contraceptive appliquée à une population d’animaux sauvages vivant dans la nature. Eskander n’écarte pas l’idée que le sujet mérite d’être creusé, et qu’on pourrait à terme concevoir des interventions positives de ce type. Mais elle constate qu’on ne sait pas, en l’état, évaluer les effets sur les individus d’autres espèces d’une réduction des effectifs d’animaux d’une certaine espèce par le contrôle des naissances. Il ne lui semble pas évident non plus que l’on sache réguler correctement les populations que l’on cherche à réduire.

Quant au fait que les interventions à grande échelle qui suscitent un intérêt soutenu dans le pôle AEA-WAW soient purement welfaristes, il résulte surtout, je pense, du fait que ce sont les seules qui permettent d’éviter le casse-tête de l’éthique des populations. Elles le font précisément parce qu’elles s’appliquent à effectifs constants. Ce sont des améliorations parétiennes : rien ne change, sauf que cela va mieux (moins mal) pour certains individus. C’est la configuration par excellence où il n’y aucune difficulté à se prononcer sur le fait que la situation visée est meilleure que la situation existante10. Observons en outre que s’éloigner de ce cas pourrait rompre l’unanimité des AEA-WAW. Préconiser des insecticides qui tuent mieux, ce n’est pas préconiser moins d’insecticides. Il est très probable que « moins d’insecticides » susciterait des appréciations divergentes dans la communauté RWAS : au moins des appréciations soit négatives, soit agnostiques. (Je n’ai pas repéré d’appréciations positives émanant de personnes fortement investies sur la thématique RWAS, mais cela ne suffit pas à exclure qu’elles puissent exister.) Les AEA-WAW sont forcément conscients que s’aventurer sur le terrain de recommandations visant à diminuer (ou augmenter) l’usage de pesticides conduirait à des discussions internes compliquées, d’autant que la question a déjà été soulevée par l’un d’eux. Brian Tomasik a été explicite sur le fait qu’il ne préconisait pas de réduire l’usage d’insecticides : parce qu’il estime plausible que dans un monde avec insecticides les insectes prolifèrent moins que dans un monde qui n’y aurait pas recours, et parce qu’il y a moins de souffrance quand il y a moins d’individus. Tomasik est inquiet de ce qu’une campagne pour des insecticides sans cruauté puisse être confondue avec une campagne pour la réduction de l’usage d’insecticides, au point qu’il se demande s’il ne serait pas nécessaire de mettre les points sur les i pour prévenir la confusion :

Habituellement, quand je parle d’insecticides sans cruauté sans me montrer suffisamment précis, les gens réagissent ainsi : « Oh oui, les insecticides sont vraiment une mauvaise chose. Nous devrions nous efforcer d’en utiliser moins. » Comme j’ai cherché à le souligner dans l’introduction de cet article, il est possible que ce soit inexact. L’impact net des insecticides n’est pas clair, mais il semble plausible qu’ils évitent plus de souffrance qu’ils n’en causent. Même si nous pouvions amenuiser la souffrance grâce à des insecticides moins cruels, cela me préoccupe que beaucoup de gens puissent ne pas comprendre qu’il est possible que l’impact des insecticides soit, tout compte fait, globalement positif. Ils risquent donc de tirer des conclusions erronées sur les mesures à prendre. […] Toute campagne pour des insecticides sans cruauté est confrontée à ce risque, et je pense que ce problème doit être pris au sérieux. Peut-être devrait-on tester des messages pour faire passer l’idée que des insecticides moins cruels ne sont pas une étape vers l’élimination des insecticides (Tomasik, « Humane Insecticides », op.cit.)

En s’attaquant à la question des méthodes de contrôle des nuisibles, sans se mêler d’influer sur le nombre d’animaux que d’autres acteurs décident d’éliminer, le pôle AEA-WAW a trouvé un domaine d’investissement permettant de contourner les questions délicates, tout en satisfaisant certaines de ses ambitions. Le problème concerne un très grand nombre d’animaux et donc, en cas de succès, réduira sensiblement la somme de souffrances endurées. Ce n’est à ce stade qu’un projet à l’étude. On ne peut donc encore rien dire des formes précises sous lesquelles il pourrait être décliné, encore moins des chances de réussite et du nombre d’animaux qui pourraient être réellement affectés. Mais il est certain que le pôle AEA-WAW veut se donner les moyens d’avancer sur ce thème.

De façon plus générale, les AEA-WAW sont à l’avant-garde dans l’attention portée aux insectes et autres invertébrés. On ne trouve rien de comparable ailleurs dans le mouvement animaliste. Au sein même de l’AE, Il y a quelques années encore, Brian Tomasik faisait figure de pionnier solitaire sur le sujet. Désormais, beaucoup d’AEAs ont pris conscience que les invertébrés formaient un immense continent inexploré. Ils ne veulent pas continuer à ignorer les êtres qui forment l’écrasante majorité des animaux. Réussira-t-on à savoir s’ils sont sentients, ou lesquels d’entre eux le sont, et à quoi peut bien ressembler leur vécu subjectif ? Si les raisons de les croire sentients se renforcent, saura-t-on déterminer ce qu’il est souhaitable et réaliste d’envisager de faire pour améliorer leur sort ? On est très loin de pouvoir répondre à ces questions. Pour l’heure, on peut seulement constater que des acteurs de l’AEA font de réels efforts pour commencer à débroussailler ces sujets. C’est ainsi que des chercheurs de Rethink Priorities (RP) ont rédigé un volumineux dossier intitulé Invertebrate Welfare, rendu public par épisodes entre décembre 2018 et juin 2019 sur le thème de la sentience des invertébrés : ils ont compilé les connaissances disponibles et manquantes sur diverses classes d’invertébrés, en procédant à une vaste revue de la littérature disponible. (Le dossier peut être consulté sur le site de RP, à la rubrique « Publications ».)

6. Le conséquentialisme pris de vertige

Une éthique conséquentialiste comme l’utilitarisme ne juge de la qualité des actions qu’au regard de leurs conséquences positives ou négatives. Une des objections soulevées de longue date par les sceptiques envers ce type d’éthiques est la suivante : elles ne fournissent pas de guide (ou un guide illusoire) à notre conduite, car on ne sait pas évaluer correctement les conséquences des choix alternatifs qui s’offrent à nous. La problématique RWAS s’avère un terrain particulièrement propice à l’émergence du doute à ce sujet. Mais il est à craindre que le problème soit plus général.

6.1. Des positions souvent prudentes chez les acteurs du pôle AEA-WAW

On constate que les personnes qui travaillent réellement dans le secteur AEA-WAW se montrent très peu affirmatives sur les actions susceptibles d’avoir de bonnes conséquences (je ne parle pas des sympathisants RWAS en général, ni des auteurs qui s’investissent sur le sujet en s’en tenant aux positions de principe). Une raison en est que les sujets « spécifiques » qu’elles étudient sont en fait très larges. Par exemple, lorsqu’en 2017 Georgia Ray rédige un rapport sur le parasitisme pour WASR, elle est face à un domaine immense, regroupant des situations très différentes, et dans lequel de nombreuses informations sont inconnues. De ce seul fait, il est normal qu’au terme de cette première étude, elle ne livre qu’une conclusion circonspecte et floue : il semble possible que le parasitisme puisse être un domaine où l’intervention est faisable.

Mais la prudence des auteurs du secteur AEA-WAW tient aussi – et peut-être surtout – à une autre raison : ils travaillent dans un domaine où l’on parle sans cesse de milieux, d’écosystèmes, de chaînes trophiques, etc., c’est-à-dire qu’ils sont poussés à avoir en permanence à l’esprit que des interdépendances multiples relient les êtres qui composent la biosphère. C’est pour cette raison qu’il leur est si difficile de se prononcer sur la question de savoir si tel type d’action a un solde globalement positif. Par exemple, réduire la charge en parasites de certains animaux a de grandes chances de diminuer le mal-être ou les problèmes de santé que leur causent les parasites ; mais comme il est possible qu’un effet secondaire soit de modifier la taille de la population traitée, il est malaisé d’estimer si l’augmentation des effectifs ne va pas accentuer d’autres causes de souffrance, dans la population traitée, ou dans d’autres populations.

On pourrait penser qu’il existe un contre-exemple à cet état d’incertitude. La micro-intervention initiée par Utility Farm (inciter les adoptants à garder les chats à l’intérieur) n’apporte-t-elle pas la preuve que les AEA-WAW parviennent bien à démontrer, parfois, qu’une intervention qui ne laisse pas inchangée la taille des populations, est bénéfique ? En fait, quand on se reporte à l’article dans lequel Abraham Rowe explique le projet, on se rend compte qu’il n’en est rien. L’idée de départ, comme pour les autres personnes et organisations soucieuses de limiter la prédation des chats domestiques, est que c’est un bien d’éviter la mort des proies. Mais lorsque Rowe tente de défendre le projet sans en rester à cette simple intuition, en creusant un peu plus la nature des conséquences et l’enchaînement des effets, on sent qu’il n’a pas les moyens de montrer que l’intervention proposée a un solde positif. La citation qui suit est tirée de son article « Adoption Level Advocacy: A Cost-Effective Program to Reduce Wild Animal Suffering », publié sur le site d’Utility Farm le 17 juillet 2018. Les commentaires ajoutés en italiques entre crochets sont de moi :

Dans toutes les questions relatives aux animaux sauvages, des éléments contrefactuels doivent être pris en compte, tout particulièrement quand la mise en œuvre d’une stratégie risque de causer plus de mal qu’elle n’en évite […]. Cela pourrait arriver dans le cas qui nous occupe, si cette intervention empêchait la mort d’animaux dont la vie ne vaut pas d’être vécue – en l’occurrence les oiseaux et mammifères tués par les chats. Toutefois, même si la souffrance prédominait dans la vie de ces animaux, il se pourrait que la prédation des chats accroisse encore leur souffrance nette par rapport à d’autres formes de mortalité. [On notera que la question de savoir si cela accroît ou non la souffrance nette des animaux dont la vie est abrégée (dans l’hypothèse où il s’agirait d’individus à solde hédonique négatif) n’est pas tranchée. En outre, le gain qui pourrait résulter, dans cette hypothèse, du fait que les animaux tués ne donnent pas naissance à des petits à solde hédonique négatif n’est pas évoqué.] De plus, réduire le nombre de chats qui sortent est susceptible de réduire la peur et le stress des proies potentielles.

Il faudrait aussi savoir dans quelle mesure la réduction du nombre de chats qui sortent affecte la démographie des espèces prédatées. Il est possible que ces changements dans la dynamique des populations modifient la prévalence de diverses maladies et conduisent à une compétition accrue pour les ressources. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé de recherches portant sur cette question. [Autrement dit : Rowe n’a pas les moyens de déterminer si, pour les espèces chassées par les félins, la souffrance épargnée en évitant à des individus de mourir sous les griffes des chats est plus ou moins grande que les malheurs qui peuvent éventuellement survenir si les populations d’oiseaux et rongeurs augmentent suite à l’enfermement des chats.] Un dernier élément à prendre en compte est le nombre d’insectes tués par les oiseaux. Toutefois, si l’on se soucie de l’impact des oiseaux sur les insectes, il y a probablement de meilleurs moyens de réduire cette sorte particulière de souffrance que de permettre à un prédateur violent de faire le travail à notre place. [Passage énigmatique, étant donné qu’on ne voit pas quels seraient les moyens d’éviter la prédation des oiseaux sur les insectes, et que ces moyens inconnus n’ont aucune chance d’être mis en œuvre au moment où l’on incite les adoptants à garder les chats à l’intérieur.]

Le programme de prévention de la prédation des chats n’est donc pas une véritable exception à la difficulté rencontrée par les acteurs du pôle AEA-WAW dans l’évaluation du solde globalement positif ou négatif d’une intervention à effets multiples affectant des animaux sauvages.

6.2. Et si on ne savait presque jamais évaluer les conséquences ?

Les travailleurs du pôle AEA-WAW sont amenés plus que d’autres à sentir qu’ils sont tenus de prendre en compte une gamme large (idéalement, une gamme complète) d’effets parce qu’ils sont dans le domaine des écologues. Mais la difficulté qu’ils rencontrent n’est pas propre à leur sujet. Si on la perçoit moins dans d’autres secteurs, c’est parce qu’ailleurs, on peut plus facilement se permettre de se livrer à une estimation tronquée des conséquences sans être immédiatement repéré comme fautif. L’approche conséquentialiste semble tracer une route claire sur les décisions à prendre tant que l’on s’en tient aux effets directs (quand ils sont facilement lisibles), éventuellement assortis d’un nombre réduit d’effets induits : il est bien de financer la lutte contre le paludisme parce que cela évite les événements malheureux que sont les décès causés par la maladie. Sur le même modèle, on peut dire : il est bien de prévenir la prédation des chats domestiques, parce que cela fait disparaître une cause de mort prématurée des oiseaux et rongeurs. Dans les deux cas, raisonner ainsi, c’est faire abstraction d’effets induits, dont rien ne garantit qu’ils ne puissent pas remettre en cause la conclusion selon laquelle l’intervention envisagée est positive.

Dès 2013, Brian Tomasik souligne combien il est difficile d’estimer les conséquences, et dit clairement que cela concerne tous les domaines11. On ne peut pas suivre l’enchaînement des effets à l’infini, et rien ne prouve que ceux qu’on néglige soient miraculeusement tels que les impacts positifs compensent exactement les impacts négatifs. Il donne, entre autres, cet exemple :

Supposons que le pape envisage d’assouplir l’interdiction des contraceptifs par l’Église catholique. Cela aiderait à limiter la diffusion du VIH en Afrique, et il semble que, de façon générale, ce serait positif pour la santé publique, d’où un gain de QALYs. Mais attention : plus de contrôle des naissances, c’est moins de grossesses, donc moins de naissances, ce qui implique probablement moins de QALYs, même en prenant en compte les effets de la prévention du sida. Donc, en prenant comme indicateur quantitatif les QALYs, il semble qu’il soit mauvais de permettre le contrôle des naissances. Mais considérons à présent l’impact sur les animaux d’élevage. Une population humaine moindre, spécialement parmi les catholiques des pays développés, implique une moindre consommation de viande, et donc moins de QALYs négatifs dans les fermes-usines, de sorte qu’il semble à nouveau que le solde soit positif en termes de QALYs. Mais qu’en est-il des animaux sauvages ? Les humains s’approprient des quantités énormes de terre et de biomasse, qui sans cela permettraient l’existence de myriades de petits animaux sauvages souffrants, de sorte qu’il se peut qu’une population humaine plus nombreuse réduise la quantité de souffrance chez les animaux sauvages, d’où davantage de QALYs, et on pourrait soutenir que cet effet domine les autres. Nous voilà revenus à une position défavorable au contrôle des naissances. D’un autre côté, il se pourrait qu’un meilleur accès à la contraception donne du pouvoir aux femmes, améliore la stabilité sociale, et conduise à un futur plus pacifique et coopératif, ce qui pourrait améliorer la qualité de vie de 1038 individus futurs par siècle pendant des milliards d’années [référence à un article de Nick Bostrom]. De nouveau, le contrôle des naissances semble être une bonne chose. Et ainsi de suite. (Brian Tomasik, « Charity Cost-Effectiveness in an Uncertain World », site du Foundational Research Institute.)12

Peut-être se trouvera-t-il des lecteurs anti-utilitaristes pour se réjouir du constat de Tomasik sur le mode : « Même un conséquentialiste avoue être incapable d’appliquer son propre critère ! ». En fait, le constat n’est réjouissant pour personne. Certes, tout le monde n’utilise pas, comme unique critère, l’impact sur le bien-être, pour juger de la qualité des actes et déterminer les bonnes décisions à prendre. Loin de là. Mais bien rares sont les gens qui jugent moral de n’accorder aucune importance à l’impact de leur conduite sur le bonheur ou le malheur d’autrui, ou qui n’accordent aucune importance aux conséquences des décisions, que ce soit sur le bien-être des individus affectés ou sur d’autres choses qui ont une valeur à leurs yeux (la liberté, la beauté, la connaissance, la patrie…). Parmi les profanes (laissons de côté la minuscule communauté des éthiciens professionnels), les non-utilitaristes se distinguent plutôt des utilitaristes par le fait qu’ils n’accordent pas de la valeur uniquement au bien-être, ou par le fait qu’ils jugent immoral de recourir à certaines méthodes, quand bien-même elles permettraient de maximiser le bien-être total. Et donc, le problème évoqué par Tomasik pourrait bien être un terrible nuage noir menaçant de ruiner tous nos espoirs de détecter et d’appliquer des conduites bonnes. Que cela fournisse au passage de quoi remettre à leur place les prêcheurs imbuvables qui brandissent l’étendard de l’éthique comme s’ils détenaient la vérité révélée n’est qu’une maigre consolation. Mais laissons de côté ces questions abyssales. Dans un dernier chapitre, nous allons nous intéresser aux développements récents de l’activité des AEAs en faveur des animaux consommés par les humains.

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Notes

  1. Interrogée sur son expérience passée à WASR, Persis Eskander parle d’un ordre de grandeur de 1 million de dollars par an (Eskander et Wiblin, 2019). L’équipe de WAI est plus nombreuse que ne l’était celle de WASR. De plus, depuis quelques mois, des chercheurs de Rethink Priorities se consacrent aussi au domaine WAW. Cependant, les moyens actuels ne permettent d’employer qu’un nombre réduit de personnes.
  2. Voir également la chronologie détaillée de la pensée RWAS proposée dans l’article de Wikipedia intitulé « Timeline on wild animal suffering ».
  3. c’est-à-dire les espèces où les individus ont une progéniture très nombreuse, mais avec des taux de mortalité énormes de la descendance, que la mort intervienne au stade de l’œuf ou très peu de temps après la naissance.
  4. Table ronde intitulée «  Building Support for Wild Animal Suffering », avec Persis Eskander, Kieran Greig, Abraham Rowe et Ozy Brennan. Une transcription de la discussion, datée du 2 novembre 2018, peut être consultée sur le site Effective Altruism Global.
  5. Abraham Rowe, « Opinion : Wild Animal Welfare and Uncertainty », article publié sur le site de Wild Animal Initiative le 18 juillet 2019.
  6. J’avoue n’avoir pas pris le temps d’étudier stylo en main le modèle mathématique qui se substitue à celui de 1995 dans l’article de Groff et Ng de 2019. Comme celui de 1995, c’est un modèle purement théorique, bâti sur quelques hypothèses générales. Ce n’est pas – et ça ne prétend pas être – un travail alimenté par des données empiriques issues des connaissances sur la biologie ou la psychologie des des innombrables espèces animaux sauvages.
  7. Abraham Rowe, « Welfare Biology Academic Outreach – A New Approach », site d’Utility Farm, 24 décembre 2018, consulté le 4 mai 2019.
  8. Abraham Rowe, « Beausoleil et al.Show the Value of Collaboration Between Wild Animal Welfare Advocates and Conservationnists », site de WAI, 6 juin 2019, consulté le 18 juillet 2019.
  9. Brian Tomasik, «  Humane Insecticides », site Essays on Reducing Suffering, consulté le 6 mai 2019. À la date de consultation, la dernière actualisation du texte par l’auteur remonte au 12 novembre 2018.
  10. Une amélioration parétienne, ou « amélioration au sens de Pareto », est un changement tel qu’au moins un individu s’en trouve mieux et qu’aucun individu ne s’en trouve plus mal. De tels changements ont l’agréable propriété qu’il y a consensus sur le fait que ce sont bien des améliorations, et la désagréable propriété de correspondre à des cas quasiment inexistants dans la vraie vie. Ainsi, il est probable qu’en réalité les insecticides sans cruauté n’affectent pas uniquement les conditions de mort des insectes, ces produits ayant sans doute des effets sur d’autres animaux. Néanmoins, on réfléchit aux insecticides sans cruauté « comme si » c’était (à peu près) une amélioration parétienne.
  11. Le fait que tous les domaines sont touchés a aussi été souligné postérieurement par Abraham Rowe ( « Opinion : Wild Animal Welfare and Uncertainty », 2019, op.cit.). Celui-ci observe, par exemple, que si l’on parvenait à abolir l’élevage ou à éradiquer la pauvreté humaine, cela aurait des effets massifs sur les écosystèmes. Rowe utilise surtout ce constat pour faire valoir que l’argument des effets induits non prévus et non recherchés d’une intervention ne doit pas être spécifiquement utilisé pour déconsidérer la recherche sur les interventions en faveur des animaux sauvages. Toutefois, cela laisse entier le problème qu’on va voir exposé par Tomasik, justement parce qu’il est général et non spécifique au secteur WAW. (Dans l’article cité, Rowe semble plus confiant que Tomasik sur la possibilité de le surmonter.)
  12. La première version de ce texte date du 28 octobre 2013, il a été retouché par la suite. . Au moment où je le consulte, la dernière révision apportée par l’auteur remonte au 4 décembre 2015.