La nomination de Peter Singer comme professeur de bioéthique à l'université de Princeton en 1999 a suscité des réactions violemment hostiles tant sur le campus que dans les médias américains. Courrier international s'en est fait l'écho en publiant dans son numéro 468 (21-27 octobre 1999) un texte de Nat Hentoff qui s'interrogeait sur la question de savoir « pourquoi Princeton avait choisi ce célèbre apôtre de l'infanticide et de certaines formes d'euthanasie pour une chaire aussi influente ». L'en-tête précédant cet article qualifiait le philosophe australien de « défenseur de l'euthanasie et de l'eugénisme ». Le 25 novembre 1999, Courrier international (n.73) a publié une mise au point de Singer, après que ce dernier ait demandé à faire usage de son droit de réponse.
En 1993, paraissait le livre-manifeste The Great Ape Project [2] (GAP) demandant l'inclusion des grands singes anthropoïdes dans la communauté des égaux et la reconnaissance de leurs droits fondamentaux à la vie, à la liberté individuelle et à la prohibition de la torture. Le Débat a consacré deux dossiers à ce thème dans ses numéros 108 (janvier-février 2000) et 109 (mars-avril 2000).
Dans le numéro 108, Paola Cavalieri a été invitée à présenter l'argumentation en faveur du Projet grand singe. Sa thèse a ensuite été discutée par Luc Ferry, Marie-Angèle Hermitte et Joëlle Proust, qui ont tous trois adopté une position critique. Les deux premiers ont défendu (sur des registres différents et parfois contradictoires) la thèse humaniste classique. L. Ferry a développé le thème de la liberté comme trait distinctif des humains et comme critère conduisant à reconnaître aux seuls humains une dignité morale [3]. M. A. Hermitte a plaidé pour le statu quo : certes la science a miné la conception religieuse d'une discontinuité radicale entre l'homme et les animaux, mais on peut parfaitement l'ignorer dans l'élaboration du droit puisque le « propre de l'homme » n'est pas un constat sur les faits mais un statut autoproclamé. La position de J. Proust est plus originale et plus difficile à cerner [4]. D'un côté, elle s'est employée à minimiser les compétences des singes ; de l'autre, elle a reproché au GAP son caractère anthropocentrique. Pour elle, le critère moralement pertinent est celui d'avoir un esprit (être capable de former des représentations portant sur le monde) et la communauté des êtres dotés d'un esprit inclut les mammifères, les reptiles et les oiseaux.
Dans le numéro 109, la parole a été donnée à Élisabeth de Fontenay qui s'est quelque peu écartée du sujet pour étaler son mépris de « philosophe continentale » pour « l'ergotage utilitariste » (p. 149) et pour tenir des propos venimeux sur Singer, accusé de se livrer à « une ratiocinante sape de la fraternité humaine » (p. 148).
Dans les numéros 108 comme 109, le dernier mot a été laissé à Paola Cavalieri, qui a pu répondre brièvement mais de façon pertinente aux objections de ses contradicteurs. Au total, Le Débat a donc fourni une présentation honnête des thèses en présence.
Moins honnête en revanche a été l'émission « La partie continue » du 8 mai 2000 sur France-Inter. Albert Algoud s'entretenait avec Philippe Val de Charlie Hebdo et Chantal Vallée du GRAAL. Chantal Vallée était venue pour parler de la manifestation unitaire de la défense animale qui devait avoir lieu à Paris le 13 mai. Au lieu de quoi, elle s'est trouvée piégée par ses interlocuteurs qui lui laissaient le choix entre renier Peter Singer ou passer pour nazie. En effet, Albert Algoud s'est beaucoup scandalisé de ce que les antispécistes remettent en cause l'humanisme, et s'est permis à plusieurs reprises (soutenu en cela par Philippe Val) d'affirmer que la pensée de Peter Singer avait des parentés avec l'extrême droite.
Votre cause m'est fort sympathique, néanmoins, il y a quelque chose qui me gêne beaucoup, c'est [que] ... par sa pensée et ses actions le GRAAL s'inspire des théories de Peter Singer, concernant le mouvement de libération animale. ... l'autre jour on recevait Axel Kahn [5], ici, et Peter Singer a quand même pris des positions qui me paraissent tout à fait discutables quant à... j'allais dire, aux droits de l'homme, quant à l'humanisme, parce que Axel Kahn avait mis en avant une chose que Peter Singer conteste, c'est que ce qui fonde la dignité de l'homme et de ses droits, c'est que l'homme seul parmi les espèces vivantes a la capacité de se poser lui-même la question de sa dignité et ses droits. Et Peter Singer combat cet aspect-là, et ça pose à mon avis un problème philosophique très très grave. Alors ça me gêne un peu que vous vous revendiquiez de ce penseur qui remet en cause l'humanisme, qu'il va même jusqu'à assimiler à un racisme... (A. Algoud s'adressant à C. Vallée).
Je sais par exemple que si un jour en ce qui me concerne Le Pen dit qu'il pleut un jour où il pleut, je suis d'accord avec lui parce qu'il pleut, bon, mais le jour ou il commence à parler politique, je dis non, et quand on défend les animaux, je pense que c'est une cause noble la défense des animaux, mais on ne peut pas s'allier avec n'importe qui. D'accord, on est bien d'accord. (P. Val)
Dans la pensée d'extrême droite... qui a des parentés avec la pensée de Peter Singer, on sait à quoi ça aboutit. Notamment, je pense au mépris dans lequel sont jetés les malades mentaux, et ce qu'en a fait par exemple le grand Reich. C'est extrêmement dangereux et c'est très important de signaler ça ! Peter Singer, c'est quelqu'un dont la pensée est extrêmement ambiguë et je tiens à le dire. (A. Algoud)
Plusieurs personnes ont adressé des courriers de protestation à A. Algoud et P. Val au sujet de cette émission. La rédaction des Cahiers a écrit le 22 mai à Jean-Luc Hees, directeur de France-inter, pour demander qu'un droit de réponse soit accordé aux antispécistes. Une réponse émanant du CSA nous a informés que notre demande était hors-délais et adressée au mauvais service.
[1] Le Débat est une revue bimestrielle éditée par Gallimard. On la trouve en librairie.
[2] The Great Ape Project, ouvrage collectif sous la direction de Paola Cavalieri et Peter Singer, Fourth Estate, Londres, 1993. Des extraits de cet ouvrage sont parus dans le numéro 8 des Cahiers antispécistes.
[3] Thème qui figure dans l'ensemble des ouvrages de Ferry, en particulier le dernier qu'il a publié en collaboration avec le biologiste Jean-Didier Vincent : Qu'est-ce que l'homme ? , Odile Jacob, 2000.
[4] Joëlle Proust est philosophe. Elle est l'auteure de Comment l'esprit vient aux bêtes, paru chez Gallimard en 1997.
[5] Axel Kahn avait été invité dans « La partie continue » du 1er mai, à propos de son livre Et l'homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne (éditions Nil, 2000), dans lequel il évoque et critique les thèses de Singer. Faute d'avoir écouté l'émission, nous ignorons ce qu'il en a dit sur France-Inter.