On trouvera ici le premier des trois textes extraits de la brochure Agression à AntifascistLand du Comité « La manipulation verbale » formée suite à l’agression anti-antispéciste d’El Indiano.
Cette Deuxième Rencontre Intergalactique s'est déroulée en divers endroits de l'État espagnol du 25 juillet au 2 août 1997. Nous étions un groupe informel d'une petite dizaine de militantEs venuEs de Lyon, toutEs antispécistes ou plus ou moins sympathisantEs. Les jours précédents, à Almuñécar (Andalousie), la sous-table « Spécisme et libération animale » (de la table 6 : « Contre toute marginalisation ») avait produit une motion d'une radicalité inespérée, approuvée la veille par l'ensemble des sous-tables présentes. Cette journée de clôture rassemblait à El Indiano toutes les tables de travail et consistait en la lecture, devant deux mille militantes environ, des motions de chaque sous-table.
Nous savions que l'antispécisme ne remporte pas l'adhésion de toutes, et provoque même parfois une franche hostilité. Nous subodorions aussi, à tort ou à raison, une certaine résistance à l'antispécisme de la part de l'organisation de la rencontre ; en particulier, nous avions à l'esprit la manière pour le moins bizarre avec laquelle, quelques jours plus tôt, on nous avait interdit, pour des motifs « de temps », de lire à la tribune un bref mais important communiqué technique concernant la table antispéciste. Ce fait prend un relief particulier face à la facilité avec laquelle nos agresseurs allaient pouvoir, ce jour-là à El Indiano, accéder à la tribune, interrompant un ordre du jour autrement plus chargé.
Nous étions donc un peu tenduEs dans l'attente de la lecture de la motion antispéciste ; mais l'attaque allait venir d'une autre direction et s'avérer bien plus violente que nous ne l'avions imaginé.
Vers le début de l'après-midi, alors que se poursuivait la lente lecture des motions, commencée en retard et qui promettait de durer un temps infini, quelques-unEs d'entre nous avions installé une table de presse présentant une littérature variée - les brochures du Comité Chiapas de Lyon, le Manifeste pour l'abolition de l'apartheid international, et diverses publications antispécistes. Parmi ces dernières se trouvaient une affichette « Sexisme, racisme, spécisme » avec citation de Peter Singer et un exemplaire de son petit livre, Le Mouvement de libération animale. Quelques-unEs d'entre nous savions par ailleurs que Peter Singer, outre ses livres sur la libération animale, a beaucoup écrit sur la bioéthique humaine, et que ses thèses ont rencontré la violente opposition d'une grande partie de l'extrême gauche allemande. Mais nous ne pensions pas particulièrement à cela ce jour-là.
Commencèrent cependant à défiler devant notre table de presse, par vagues successives, des personnes, principalement militantes « antifascistes » allemandes, qui exigeaient que nous ôtions toute publication faisant référence à Singer, lequel, disaient-elles, est un fasciste. Leur attitude fut diversement désagréable ; certaines nous disaient, en substance, « vous êtes mal informéEs, vous ne saviez pas que Singer est un facho ; maintenant que nous vous l'avons dit, enlevez-nous tout ça » ; d'autres se montraient d'emblée plus agressives.
Un de ces « antifascistes », par exemple, s'avança vers nous sans saluer, posa les deux mains à plat sur la table, et entama son interrogatoire policier : « Est-ce que pour vous les humains et les animaux sont égaux ? Est-ce que pour vous il faut tuer tous les handicapés à la naissance ? »
Et si nous n'obtempérions pas, nous disaient ces militantEs, d'autres allaient venir tout casser.
Un pourtant se montrait moins personnellement hostile ; suant de peur devant ses amiEs, il nous exhortait seulement, à voix basse, à tout enlever.
CertainEs d'entre nous étions en fait peu au courant de Singer ; d'autres au contraire connaissaient bien assez ses écrits pour savoir que la plupart des thèses que lui attribuaient ces « antifascistes » n'étaient que d'absurdes déformations de sa pensée ( « Singer veut tuer tous les handicapés »), voire des absurdités inventées de toutes pièces ( « Singer a dit que les Aborigènes sont moins intelligents et qu'il est juste de les exploiter »). D'autres des thèses « fascistes » attribuées à Singer étaient, par contre, effectivement de lui ; il se trouve seulement que nous les approuvions (l'égalité animale, en particulier !), ou du moins qu'elles n'avaient à notre sens rien de fasciste (voir en annexe [1] la position de Singer sur l'euthanasie) ; et cela, nous cherchions à l'argumenter.
Nos assaillantEs « antifascistes » repro-chaient principalement à Singer d'être, disaient-ils/elles, un « propagateur des thèses nazies sur l'euthanasie » ; ils et elles durent cependant avouer n'avoir jamais lu de lui autre chose que des bribes de phrase sorties de leur contexte. Comme nous n'étions nullement convaincuEs par leur (absence d') argumentation, nous n'obtempérâmes pas.
Ils et elles avaient « entendu dire » que Singer était partisan de ceci ou cela ; ils/elles finirent par nous renvoyer à un certain Andreas, qui, lui, avait tout lu de l'Horrible Auteur, et, en tant qu'handicapé, se sentait profondément blessé dans sa chair par l'idée même d'euthanasie.
David chercha et trouva Andréas, derrière les tribunes, entouré par une foule de partisanes ; il se présenta. Dès qu'Andreas comprit qui il était, il recula d'un mètre, criant « je ne veux pas lui parler », avec une expression d'épouvante et de haine comme face au Diable. Ses amiEs levèrent des poings menaçants, s'excitant de plus en plus devant l'insistance de David à vouloir discuter. « De l'euthanasie on ne discute tout simplement pas ! »
Entretemps, nous avions appris que la motion antispéciste n'allait pas être lue à la tribune - « manque de temps ! » nous avait-on dit. Était-ce là la raison réelle ? Quelles allaient en être les conséquences ? Tension supplémentaire, obligation pour certainEs d'entre nous de partir, encore, affronter l'opacité de l'organisation pour obtenir des informations et insister pour que le thème de l'antispécisme ne soit pas à nouveau étouffé.
Nous eûmes vent de l'intention d'Andreas de monter à la tribune pour parler contre nous. Cela paraissait surréaliste, vu le retard énorme pris par la lecture des motions. Cependant, Andreas parla ; cela nous prit de court, à un moment où nous étions presque touTEs à la table de presse ou ailleurs. Seul David était près de la tribune. Il comprit qu'Andreas, devant deux mille personnes, était en train de nous traiter de fascistes, parce que diffusant les écrits du « fasciste » Peter Singer ; il porta comme « preuve » de ses dires quelque thèse prétendument singerienne sur l'euthanasie ou autre chose - nous ne réussîmes pas bien à comprendre, dans la confusion. Il demanda qu'on nous expulse de la Rencontre. Il fut applaudi, surtout mais pas seulement par son groupe.
David monta sur la tribune et parvint sans peine à s'asseoir à la place d'Andreas, que les organisateurs/trices étaient occupéEs à redescendre vers son fauteuil roulant. Mais dès qu'il voulut parler, on lui coupa le micro ; il exigea la parole, au nom du droit de réponse, étant donné l'accusation grave qu'on venait de lancer contre lui et ses amiEs. Devant les tribunes, la masse des « antifascistes » exprimait sa haine, hurlant, sifflant, menaçant et lançant divers objets sur David ; une bonne partie du reste de la foule, qui, encore moins que les amies d'Andreas, savait quelque chose de l'affaire, faisait chorus ; il suffisait qu'on lui ait désigné l'ennemi : le Mal était là devant elle, enfin, en chair et en os, la purge stalinienne pouvait commencer.
Pendant plusieurs minutes, les responsables présentEs sur la tribune défilèrent pour tenter de déloger David de son siège, physiquement et par la persuasion, refusant toujours d'admettre son droit de réponse - au mieux, « on va en discuter » disaient-ils et elles, comme s'il s'agissait de nous accorder quelque faveur exceptionnelle. David résista passivement, sur ses fesses.
Cependant, indépendamment de l'absence de bonne volonté des responsables, il n'était matériellement pas possible de s'exprimer publiquement - et encore moins de discuter sérieusement - en raison des sifflets et des cris qui s'élevaient à chaque tentative. Quand un des responsables nous donna sa parole personnelle quant à la possibilité de nous exprimer quand le calme serait revenu, David accepta de descendre.
Entretemps, une grande partie de notre groupe était arrivée derrière les tribunes. Nous y avons alors passé peut-être vingt minutes, dans la confusion la plus totale ; nous avons entendu défiler plusieurs personnes à la tribune, plusieurs demandaient le retour au calme, provoquant un redoublement des sifflements ; une femme a argumenté qu'il fallait, pour la forme, laisser parler ces sales fascistes - « qu'ils viennent ici nous dire pourquoi ils diffusent leurs bouquins de merde ». Une autre femme, du groupe d'Andreas, a pu de nouveau parler contre nous, disant qu'il ne fallait pas nous laisser nous exprimer car nous étions des expertEs en manipulations verbales.
Une personne toutefois a eu le courage de dire clairement que ce qui se passait était inadmissible.
Derrière les tribunes, nous n'étions que peu tenuEs au courant par l'organisation. Nous n'étions pas protégéEs du groupe d'Andreas à deux mètres de là, dont un des membres a esquissé une agression physique contre l'un de nous. Nous avions peur, nous étions touTEs en pleurs ou à bout de nerfs.
On venait de nous traiter de fascistes, on nous déniait la moindre possibilité de répondre, on avait braqué contre nous une foule prête à nous lyncher. Nous savions que nous n'avions rien fait pour mériter cette haine ; mais pour touTEs nous étions coupables, donc nous n'avions d'autre choix que d'être coupables.
Au bout d'un certain temps, des membres de l'organisation se mirent à nous proposer « un débat équilibré » quand le calme serait revenu ; en fait, cet équilibre consistait à nous laisser parler cinq minutes d'abord, puis le groupe d'Andreas.
Nous refusâmes, exigeant non un débat mais le droit de répondre à une agression déjà commise ; et s'il s'agissait de faire notre procès, même dans la justice bourgeoise le dernier mot revient à la défense.
Nous ne voulions de toutes façons pas débattre, car pour répondre à une diffamation il faut bien plus de temps qu'il n'en faut pour la faire, même devant un auditoire serein et attentif ; et nos adversaires n'entendaient clairement pas nous laisser dire un seul mot. Nous ne comptions pas entrer dans le fond du sujet, seulement dénoncer le caractère diffamatoire de l'attaque et réaffirmer notre droit à la parole. Diverses personnes ont fait pression sur nous pour que nous nous désolidarisions de Peter Singer - « Dites que Singer est peut-être bien fasciste, que vous ne le saviez pas, etc. » ; nous avons refusé.
Nous avons cependant en fait manqué de combativité, et l'organisation, qui était la seule force à même de nous défendre, ne prit aucune mesure en ce sens.
Il fut demandé à la table 4 (féminisme) de lire ses conclusions, pour calmer le jeu. Une militante fit une tentative, puis renonça, refusant qu'encore une fois les femmes servent de sédatifs.
En fin de compte, Yves put monter à la tribune. Il ne put dire un mot sans être couvert par les sifflets. Le micro fut coupé au bout de quelques secondes. Dans le groupe d'Andreas, certaines faisaient à son adresse le signe de l'égorgeur (doigt passé sous la gorge). Le peu qu'il put dire ne fut pas traduit, contrairement aux interventions précédentes. Il ne put que crier que c'était dégueulasse de nous traiter de fascistes ; que nous militions depuis des années pour l'égalité de tous et toutes et contre toutes les exclusions ; et il termina, hors de lui, en retournant contre la horde déchaînée sa propre accusation de fascisme.
Lorsqu'Yves descendit de la tribune, nous fûmes protégéEs par la délégation mexicaine, interposée entre le groupe d'Andreas et nous à la demande de l'organisation.
Il n'y eut pas d'autre incident collectif violent ce soir-là, autre que quelques regards haineux et quelques « Fasciste ! » sussurés de-ci de-là sur notre passage.
Quelques personnes nous témoignèrent de leur solidarité ; d'autres, bien trop d'autres, que nous avions fréquentées les jours précédents dans les tables de discussion, avec qui nous avions lié connaissance voire amitié, nous évitaient ; « Il y a des sujets qu'il ne faut pas aborder » dit, avant de s'éclipser, à David une Italienne avec qui il avait jusque-là sympathisé.
Beaucoup, enfin, n'avaient rien compris aux événements, et nous demandèrent des explications.
En réaction, une réunion extraordinaire de la table 4 fut convoquée. Après un long débat, les participantes décidèrent de dénoncer rapidement ces violences dans leur motion, comme symptomatiques du système patricarcal. Une d'entre elles, cependant, du groupe des « antifascistes », proposa de déployer une banderole « Non au fascisme ! » - c'est-à-dire, à nous - ce qui fut refusé.
Au loin, sur la tribune, nous avons entendu la délégation mexicaine dire leur désapprobation ; l'esprit de leur lutte, disait-elle, implique que toutes puissent s'exprimer, et s'écoutent. Leur intervention - elle aussi ! - fut sifflée.
La motion antispéciste ne fut pas lue. Manque de temps, sans doute.
Nous avons décidé de partir le soir même, par dégoût et par crainte de ce qui pourrait nous arriver si nous dormions au camping. Au cours des heures précédant notre départ, l'organisation fut, encore une fois, en-dessous de tout. Un membre vint nous dire, sur un ton de procureur, que l'organisation tenait à discuter avec nous, car c'était « grave » (?). David répondit : « D'accord, mais pas sous la forme d'un procès. » Par la suite, il semble que l'organisation se soit longuement entretenue avec le groupe d'Andreas ; nous, par contre, avons attendu jusqu'au soir, et n'avons pas été sollicitéEs.
Pendant tout le déroulement de l'agression, la scène a été copieusement filmée, photographiée et enregistrée par plusieurs personnes ; comme nous savons par ailleurs qu'une vidéo était prévue de toute la Rencontre, nous pensons que l'organisation doit être en possession du film des événements, et comptons lui demander de nous le communiquer intégralement.
Quelques personnes nous ont exprimé leur profond dégoût face à ce qui s'était passé, leur désespoir face au stalinisme, en Allemagne et en Italie en particulier. Elles nous ont dit leur détermination, avant de reprendre tout espoir de changer la société, de changer, radicalement, la gauche radicale. Leur projet est aussi le nôtre.
[1] En annexe de la brochure Agression à Antifascistland. On trouvera des extraits de cette position en page 41.